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Il ne leur doit point Gil Blas comme a voulu le faire croire l’orgueil castillan, c’est aujourd’hui chose démontrée. Mais que les Espagnols aient songé à soutenir cette thèse et pu la soutenir avec quelque apparence de vérité, c’est une forte preuve et un grand éloge fidélité des tableaux de Le Sage.

Pour les étrangers, la littérature espagnole est presque tout entière dans Don Quichotte. C’est don Quichotte et Sancho Pança que l’on cherche sans cesse et que parfois je croyais apercevoir quand passait un maigre officier le casque en tête, chevauchant sur une rossinante qui galopa tout au plus une fois dans sa vie, ou un paysan de la Manche se dandinant sur un descendant du précieux grison. Il n’est pas une auberge qui ne fasse songer à celles que l’ingénieux hidalgo prenait pour des châteaux, pas une fille d’auberge qui n’éveille le gracieux souvenir de Maritorne, pas un moulin à vent qui ne fasse un peu l’effet d’un géant, pas un troupeau de moutons qu’on ne soit tenté de prendre, à travers le nuage de poussière qu’il soulève, pour l’armée du grand roi Alifanfaron. Ce qui est plus sérieux, la folie que Cervantes prête à son héros semble moins invraisemblable dans ce pays, où l’on marche si long-temps sans rencontrer un homme ou une maison, où rien ne ramène à la vie réelle, où l’amant de Dulcinée pouvait se livrer à toutes ses rêveries chimériques sans en être réveillé par le spectacle de la vie quotidienne ou troublé par les moqueries des passans. Placez don Quichotte en France ou en Angleterre ; il n’aura pas fait cent pas qu’il y aura foule autour de lui, et il sera conduit chez le maire ou le juge de paix ; mais, dans les déserts de la Manche, il pouvait se croire tout à son aise en pays de romancerie, dans les lieux infréquentés parcourus par les chevaliers errans, au fond du royaume de Micomicon, jusqu’a ce qu’il rencontrât un lieu habité, ce qui, dans le centre de l’Espagne, même pour ceux qui ne sont pas atteints de la folie de don Quichotte, est toujours presque une aventure.

Voilà assez de rapprochemens entre les deux pays que je compare ; le lecteur pourrait se lasser avant moi de voyager ainsi, un pied en Espagne et l’autre en Angleterre ; je finirai par un mot sur leur avenir.

Tous deux sont, en ce moment, avec la Belgique, la hollande et la Russie, les seuls en Europe qui n’aient pas été atteints par le dernier cataclysme politique. Sont-ils pour cela garantis de tout bouleversement futur ? On n’oserait l’affirmer pour l’Espagne ; sa tranquillité actuelle tient à l’énergie d’un homme, à la lassitude des partis. Cette facilité à se jeter dans les soulèvemens et les pronunciamientos peut entraîner encore les populations désoeuvrés et aventureuses de la Péninsule. L’avenir de la Grande-Bretagne est-il plus assurés ? Il semble, à voir cette société si sensée, si régulière, avec son patriotisme égoïste, son ambition prudente, son respect pour les traditions