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du village, précédé par le garde-chasse Kado. Afin de prêter le moins possible aux conjectures, Hervé, suivant les prescriptions du général, devait éviter de traverser les lieux habités, et la petite troupe se trouva bientôt engagée, sur les pas du guide gigantesque, dans des sentiers peine frayés au milieu de landes marécageuses ou d’arides bruyères. Hervé, quittant avec regret sa sœur, à laquelle la chanoinesse venait d’adresser une question impérative, rapprocha son cheval de celui du jeune aide-de-camp, qui marchait en tête de la caravane.

— Eh bien ! Francis, lui dit-il, avais-je tort de mal présumer de cette entrevue ?

— Mille fois tort, commandant, à moins que vous ne mettiez en balance dans votre cœur le cant d’une vieille tête à frimas et la tendresse expansive de cet ange qui est votre sœur.

— Non, sans doute ; mais maintenant que vous avez vu de vos yeux Mlle de Kergant, Francis, qu’en pensez-vous ?

— Elle est agréable, commandant Hervé.

— Vraiment ! agréable, lieutenant Francis ? Vous êtes modéré dans vos expressions, monsieur. Et l’accueil qu’elle m’a fait, avez-vous la bonté de le trouver agréable aussi ?

— Ni agréable, ni autrement, ma foi, car elle ne vous en a pas fait du tout ; mais votre sœur, Pelven, votre charmante sœur…

— Ma charmante sœur, interrompit Hervé avec un peu d’humeur, n’a pas besoin d’être défendue, n’étant pas attaquée, que je sache.

Francis ne répondit point et regarda Hervé avec une expression de surprise et de chagrin qui calma aussitôt l’emportement du jeune homme. — Pourquoi diantre aussi, reprit-il en riant, me répondre Andrée quand je vous parle Bellah ? Mais là véritablement, mon cher Francis, avouez que Mlle de Kergant est d’une beauté en quelque sorte effrayante.

— Effrayante est le mot, dit Francis. Je lui avais, il y a un moment, ramassé sa cravache. Elle m’a remercié en fixant ses yeux sur les miens avec une telle précision de regard, que j’en ai frémi jusqu’à la plante des pieds. J’ai voulu lui riposter par une phrase de politesse, mais je n’ai pu émettre qu’une manière de grognement sourd, et je vous confesse que je lui en garde rancune. C’est une beauté extraordinaire sans doute, mais qui étonne plus qu’elle ne louche. Quelle différence, mon cher Pelven, avec…

— Avec la chanoinesse, dit vivement Hervé : assurément la différence est notable ; je vous loue de l’avoir remarquée.

Tout en causant, les deux jeunes gens avaient pris un peu d’avance sur le reste de l’escorte, qui gravissait en ce moment la pente escarpée d’une colline ; le paysage était formé par une chaîne de croupes nues, entre lesquelles des ruisseaux couraient à travers des roches. La ligne