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il semble que l’idéologie soit indifférente, comme cette science de la matière, au mouvement des affaires humaines. Nul souffle du dehors n’y pénètre. Le grand problème religieux, humain, historique, qui sort de toutes ces ruines, elle ne le voit pas. Je me rappelle ici involontairement ce qu’on raconte de M. de Tracy, le célèbre idéologue. Prisonnier, condamné à mort, il est détenu à l’Abbaye ; l’appel des noms retentit pour l’échafaud ; le sien peut s’y trouver : n’importe ! il médite ; rien ne trouble son attitude recueillie ; il n’entend rien, il ne voit rien ; maître, pour la première fois, de son système, il en fixe les principaux traits sur le papier, il note les métamorphoses merveilleuses de la sensation, comme un Archimède de la pensée pure : image héroïque de la pensée se contemplant elle-même et s’abstrayant, dans cette étude, même des révolutions, même du bourreau ! Le XIXe siècle n’était pas tenu de pousser si loin le détachement. Il se devait à lui-même, ou plutôt la philosophie lui devait de dévoiler et de comprendre autant que possible le sens des agitations humaines. La psychologie individuelle appelait comme complément une philosophie de l’humanité. L’histoire, arbitrairement chassée de la métaphysique par le génie abstrait et solitaire de Malebranche, en reprenait possession de vive force sous la pression de prodigieux événemens, tous marqués du caractère de la pensée. L’Allemagne avait donné l’exemple, la France suivit.

Sur ce terrain si neuf ; M. Cousin rencontrait encore ses ordinaires ennemis, l’école ultramontaine, le scepticisme, le matérialisme. L’école ultramontaine voyait, dans ces laborieux développemens et dans ces mouvemens agités des peuples, des expiations, des châtimens, expiations sans terme ici-bas et châtimens sans progrès ; le scepticisme en triomphait comme d’un jeu du hasard ; le matérialisme y saluait son vieil allié, la force, ou bien, par la plus radicale des transformations, embrassant avec ardeur la vie et s’illuminant de ses splendeurs, d’incrédule devenu prophète, il annonçait la bonne parole de l’indéfinie perfectibilité. À la place du mystère, du dédain, de l’illuminisme, M. Cousin chercha d’une manière ordinairement moins aventureuse que Hegel, mais souvent et trop souvent peut-être sur les traces du philosophe allemand, l’application des lois de la philosophie à l’histoire de l’humanité. Il montra dans la philosophie un produit nécessaire de l’esprit humain, dont il compta les besoins fondamentaux, les idées générales : l’idée de l’utile (sciences mathématiques et physiques, industrie, économie politique) ; l’idée du juste (société civile, état) ; l’idée du beau (art) ; l’idée de Dieu (religion et culte) ; la réflexion ou la philosophie, dernier développement de l’esprit humain embrassant rétrospectivement les sphères précédentes, dont elle possède seule les principes et le secret. C’est à développer ces principes qu’est consacré le cours de 1828, le plus remarquable peut-être des livres de M. Cousin