Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 5.djvu/854

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ballades d’Uhland et quelque chose des Reisebilder de notre pauvre Heine (le spirituel railleur une pardonnera-t-il de le placer dans le voisinage des bourgeois et des Souabes ?) ; ôtez à cette simple histoire d’Hermann et Dorothée sa grandeur poétique pour ne lui laisser que sa douceur, vous comprendrez sans doute mieux que je ne pourrais l’exprimer le genre d’impressions qui se résumaient alors dans mon esprit sous ce mot de vie allemande. Je me charmais moi-même avec ces images de tendresse honnête et d’intimité recueillie ; toutes ces pensées murmuraient à mon oreille comme le chant du grillon au coin du foyer ; j’aurais juré que le grillon ne chantait nulle part aussi bien qu’au-delà du Rhin, dans le pays des robes de chambre, des longues fiançailles et des arbres de Noël. Plus tard, la réalité est venue écorner mes innocentes chimères ; et il me souvient même de m’être attiré d’assez méchantes affaires pour avoir complimenté mal à propos un jeune Teuton de ces bonheurs que je lui supposais peut-être, tant j’avais envie de les découvrir. Jamais cependant l’aimable fiction qui me berçait avait reçu d’aussi rude démenti que le sont pour moi les confessions révolutionnaires de Mme Aston et de Mme Kapp. Je ne crois assurément qu’elles puissent, l’une ou l’autre, servir de types à de très nombreux exemplaires ; c’est assez néanmoins de l’encre qu’elles ont versée sur le papier pour me gâter sans miséricorde tous mes châteaux en Allemagne. Quand on a rencontré coup sur coup ces deux femmes occupées à glorifier les barricades de toutes les sortes, on ne sait plus s’en figurer une seule paisiblement assise devant la table à thé, sous son berceau de lierre, l’éternelle parure du salon de famille à Dresde ou à Berlin.

Goethe écrivait, en 1793, une assez médiocre comédie qu’il n’a point terminée et qu’il intitulait avec une pompe ironique : les Insurgés, drame politique en cinq actes. C’est notre révolution parodiée dans une émeute de village. Le personnage sensé de la comédie, la nièce d’un barbier démagogue qui veille et tricote en attendant que son oncle soit sorti d’un conciliabule nocturne, ouvre l’action par ces paroles, qui n’en promettent pas beaucoup : « Ce que la révolution française fait de bien ou de mal, je ne suis point à même d’en juger ; tout ce que j’en sais, c’est qu’elle m’aura procuré, cet hiver, quelques paires de bas de plus. Sans elle, je dormirais déjà, au lieu de tricoter en attendant mon oncle, comme il est lui-même en train de pérorer à l’heure où il dormait jadis. » Le temps est passé de cette souveraine ignorance que saisissait à plaisir la milice indifférente de Goethe ; et le flux des événemens publics pénètre si avant dans les existences privées, qu’elles ne peuvent guère se soustraire même aux plus lointains. Je ne regrette pas, pour les femmes d’à-présent, cette égoïste et naïve sécurité de la tricoteuse de Goethe : il leur sied mieux de participer davantage aux alternatives