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alerte de chaque heure ; mais enfin nos corps, depuis long-temps déjà, sont façonnés à la rudesse : rien n’égale la douleur de l’isolement.

Voilà un moment de faiblesse. Quand l’orage gronde dans l’air, lune pluie bienfaisante rend à la terre toute sa fraîcheur ; il semble que de temps à autre le cœur éprouve aussi le besoin de gémir ; mais, dès qu’il se recueille, le courage revient vite, et l’on ne songe qu’à la grandeur de l’œuvre dont nous sommes les ouvriers. Sauront-ils jamais en France ce que l’Afrique a coûté de sang, de sueur et de larmes ?


II

Quatre jours après avoir fêté Noël et la bûche vénérable du réveillon, les troupes étaient réunies à trois heures du matin, sur la place d’armes ; dans le plus grand silence, le fusil en bandoulière, la cartouchière à la ceinture. Nous allions tenter une razzia du côté de la vallée d’Ouzera, dans les pentes nord du Nador. Grace à un temps brumeux et à un grand vent d’est, aucun poste ennemi n’avait signalé notre marche, et la petite colonne, divisée en trois fractions, avait pu gagner les positions convenues. À cette heure, le crépuscule ne paraissait pas encore, et chacun de nous l’attendait accroupi, l’oreille à terre, pour percevoir le plus léger indice d’une existence humaine. À nous voir ainsi, on nous eût pris pour de francs bandits : de fait, cela sentait bien un peu le chasseur libre, le gentilhomme de forêt ; mais la guerre est la guerre, et celui qui la fait le mieux, c’est celui qui cause le plus de dommage à son ennemi. La première colonne s’était jetée trop à droite, aussi au point du jour l’on se hâta d’envoyer deux compagnies vers les huttes kabyles que nous apercevions non loin de nous. Déjà les Kabyles commençaient à sortir de leurs cabanes, et l’un d’eux, qui tenait un tison, se trouva tout à coup nez à nez avec un de nos soldats. Dire son effroi serait impossible : le tison lui échappa des mains ; il resta immobile, la bouche béante, les bras pendans. Roumi ! s’écria-t-il enfin ; Roumi ! Roumi ! Et à ce cri femmes, hommes, enfans, se précipitent pêle-mêle, cherchant à gagner une ravine boisée à la gauche des huttes ; mais, la retraite leur ayant été en partie coupée, tout leur bétail tomba en notre pouvoir.

Nous n’aurions eu qu’à nous féliciter de cette journée, qui, sans compter les haïcks et les burnous dont nos hommes avaient si grand besoin, nous donnait de la viande en abondance, si nous n’avions pas eu à déplorer la perte de M. Ouzarmeau, qu’une balle kabile frappa au retour. Sa tombe a été creusée près de celle du colonel Charpenay. M. Ouzarmeau est le premier officier que nous laissons à Médéah. Dieu veuille que ce soit le dernier !

Bon jour, bon an ! ce sont les paroles que chacun échange ce matin,