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Revenons au fond des choses, ad graviora… Ces nobles thèses, cette généreuse propagande de spiritualisme, de liberté, de justice, dont M. Cousin a été parmi nous l’ardent propagateur, sont-elles destinées à s’effacer devant l’indifférence, le dédain calculé ou l’hostilité aveugle des uns, devant la hardie négation des autres ? Seront-elles sacrifiées à la fois comme des témérités inquiétantes, de folles utopies, d’impies tentatives, et comme des rêves rétrogrades, indignes de la sagesse des nouveaux docteurs ? C’est avec un sentiment de tristesse, et non parfois sans inquiétude, que l’on se pose de telles questions. Pour nous, du moins, nous le disons avec une conviction entière : les atteintes portées à la philosophie au nom d’un mobile ou d’un principe quelconque, qu’il s’appelle la peur, l’intérêt, ou qu’il usurpe le nom de la religion, ces atteintes seraient un déplorable augure pour l’avenir d’une civilisation qui ne s’est élevée en définitive, qui ne s’est épurée des corruptions de la barbarie que par la foi dans les principes, le courage héroïque et les efforts persévérans du génie humain. La doctrine pusillanime et imprudente qui croirait couper le mal à sa racine, en traitant comme dangereuse et sacrilège cette libre activité intellectuelle, n’arriverait pas même par son triomphe aux fins qu’elle se propose. Accréditée par le désespoir, son unique effet serait de mener les esprits désenchantés à un repos brutal, ou d’exalter le développement des espérances plus brutales encore qui prennent leur source dans la terrestre religion du bien-être. Quand le drapeau des vérités sociales est élevé par des mains indépendantes au-dessus des convoitises de l’égoïsme et des mauvaises passions, sans doute il faut s’attendre encore à ce que bien des taches déparent la nature humaine, éternellement faible au sein de ses aspirations les plus sublimes ; mais du moins, quand elle lève la tête, elle aperçoit encore avec une joie sévère ou avec une salutaire tristesse la vérité, dont l’immortelle pureté n’a pas souffert de ses erreurs et de ses délires. Tant qu’un peuple en est là, il peut être gravement malade, mais son état n’est pas désespéré. Le signe qu’il a touché le fond, c’est le mépris des principes, le dédain de la vérité. Impius cum in profundum venerit, contemnit, dit l’Écriture, et c’est alors seulement que l’impie est perdu. Il y a une contradiction de plus à dévorer pour un peuple qui a pris la résolution de se gouverner par lui-même et de marcher seul. Renoncer aux principes, c’est se condamner à avancer à tâtons et dans les ténèbres ; c’est déclarer soi-même qu’on forme une entreprise impossible. Tout n’est pas gagné sans doute, mais personne n’a le droit de dire que tout soit perdu, tant qu’il reste à une nation, pour ramener les esprits qui s’égarent, pour rasséréner les ames troublées, un idéal debout de justice et de vérité.


HENRI BAUDRILLART.