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c’est toujours la pensée de la division de la société en deux classes irréconciliables que l’auteur appelle, selon l’habitude, les opprimés et les oppresseurs ; les mots importent peu ; — c’est la traduction un peu moins franche de cette terrible parole recueillie dans les manuscrits de Robespierre : « Quand l’intérêt des riches sera-t-il confondu avec celui du peuple ? — Jamais ! » Le livre de M. Sue n’a point d’autre sens que de reproduire cet antagonisme, de lui donner l’intérêt de la fiction romanesque ; il en fait la démonstration vivante aux passions contemporaines ; dans le passé comme dans le présent ; il donne la force des traditions pour appui aux ressentimens modernes, et enracine en quelque sorte la haine dans le sol historique, et Dieu sait quelle image de l’histoire souillée et envenimée se dégage des mains de l’auteur ! M. Sue ne remonte pas bien haut, en vérité ; il ne remonte qu’aux Francs et aux Gaulois, à Brennus et au druidisme qu’il restaure, sans doute pour opposer la religion des vaincus à la religion des oppresseurs. L’un des héros des Mystères du Peuple professe le druidisme en effet, et appelle ses enfans Sacrovir et Velléda. Pourquoi, étant en si bon chemin, l’auteur ne remonte-t-il pas, sur les traces de M. Proudhon, jusqu’à Caïn, le premier des propriétaires, et Abel, le premier des prolétaires ? Cet antagonisme traditionnel ; toujours vivant au dire de M. Sue, a ses personnifications contemporaines dans les Mystères du Peuple, dont la fable s’ouvre à la veille de février, à l’heure où va recommencer la lutte entre les vaincus et les vainqueurs, et, on l’imagine, les vices et les vertus sont assez inégalement partagés. Que vous dirai-je ? les fils des Francs, ce sont toujours les oppresseurs du peuple, dont la fortune a pour source la rapine, qui ont trempé dans tous les crimes de lèse-humanité et dans toutes les débauches. C’est un comte de Plouernel, colonel de dragons qui vit avec les courtisanes, qui trouverait assez de son goût de déshonorer une jeune fille, et se console de n’être point marié en songeant qu’il doit bien exister quelque bâtard de son fait pour continuer son nom : soudard, du reste, dont le sabre est au service de toutes les tyrannies. C’est encore un cardinal de Plouernel, selon l’imagination de M. Sue, — grand admirateur des jolies jambes de la maîtresse de son neveu, et grand politique aussi, qui raisonne le colonel et lui enseigne ce que c’est que le peuple : « Enchaînée à la glèbe, isolée et abrutie, l’engeance est plus domptable ; dit-il ; c’est là qu’il faut tendre et arriver. » Je ne vous priverai pas assurément du dernier mot de cette politique des Francs telle que M. Sue la dévoile à ses lecteurs : «…Cours prévôtales, rappels des crimes de sacrilège et de lèse-majesté depuis 1830, jugement et exécution dans les vingt-quatre heures, afin d’écraser dans leur venin tous les révolutionnaires, tous les impies…, une terreur, une Saint-Barthélémy s’il le faut : la France n’en mourra pas ; au contraire, elle crève de pléthore, elle a besoin d’être saignée à blanc de temps à autre… »