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les états modernes tous les individus reçoivent quelque éducation, ou se la donnent à eux-mêmes lorsqu’on a le tort de la leur refuser ou de la leur mesurer à trop petite dose. La différence des degrés d’instruction n’est pas assez grande pour justifier une distinction aussi tranchée et aussi rigoureuse que celle qui consisterait à attribuer à la bourgeoisie la franchise électorale et à la refuser aux ouvriers. Il y a aujourd’hui, chez la plupart des ouvriers un grand désir de s’instruire, et, chez ceux de certaines professions, on rencontre des connaissances plus solides peut-être que celles qui existent habituellement parmi certaines fractions de la bourgeoisie.

Il ne s’agit donc pas de pleurer sur les ruines du passé, ni d’épancher nos regrets sur les bons sentimens du temps ancien, sur les beaux traits qui distinguaient le système où le patronage d’un homme puissant était le seul refuge du grand nombre. Il ne s’agit pas davantage de s’attendrir sur les résultats avantageux qu’a eus récemment dans certaines contrées le système du despotisme éclairé, et sur les merveilles qu’il allait produire quand il a éclaté dans la main de ceux qui s’en servaient ; c’est comme Aladin, qui est toujours au moment de devenir le plus heureux des hommes quand il perd sa lampe miraculeuse. Vite essuyons nos larmes et coupons court à nos soupirs. Nous n’avons plus le loisir de nous répandre en sanglots et en regrets. Le flot de la démocratie nous presse ; la vague mugissante blanchit de son écume nos derniers remparts. Notre seule chance est que nous réussissions à développer chez les populations ouvrières les vertus propres à l’indépendance, puisque la dépendance a fini son temps. Les habitudes de soumission et de déférence ne sont pas encore tellement effacées en elles, que nous ne puissions utiliser ce qui en reste en nous y prenant bien, je veux dire avec intelligence, avec loyauté, avec bienveillance, et aussi avec courage et fermeté, car malheur à nous, si nous étions pusillanimes ! mais nous ne pouvons en attendre qu’un service passager. Il faut nous proposer pour idéal, non de leur retirer les droits politiques, mais de les leur administrer selon la dose qu’elles en peuvent porter, en n’épargnant rien pour agrandir à cet égard leur capacité ; car le danger est que, cédant à l’impatience qui est native chez la race française, elles n’en veuillent avoir à chaque instant au-delà de ce que leur avancement comportera. Et si l’un de ces jours il était démontré, ce qu’à Dieu ne plaise, que le salut de la société exige la suppression momentanée de la liberté politique, en supposant que nous eussions découvert l’homme de génie et d’autorité qui pourrait, sans ployer sous le fardeau, être investi de la magistrature dictatoriale, il faudrait que, pendant ce sommeil temporaire de la souveraineté nationale, l’exercice de la liberté politique fût uniformément retiré à