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sur le sombre rideau des Cordilières, on dirait quelque géant protecteur de la cité et veillant debout sur sa population endormie. Aréquipa compte environ 25,000 habitans. On y trouve peu de nègres, beaucoup d’Indiens et quelques familles blanches, qui, ici comme partout en Amérique, forment l’aristocratie du pays. En général, le sang y est plus beau, les hommes y sont plus forts, plus robustes qu’à Lima, et si cette dernière ville se vante à juste titre du vernis de civilisation qu’elle doit au contact des étrangers, Aréquipa se prétend bien supérieure à la capitale du Pérou par l’intelligence et l’énergie de sa population.

Une rivalité plus marquée divise le Cusco et Lima. Le Cusco est la ville indienne par excellence, la vieille capitale de l’empire des Incas. Là tout encore est plein de leurs souvenirs. Les ruines de la grande métropole percent de toutes parts sous les constructions neuves de la cité moderne. À quelques pas de son enceinte, sur une montagne qui la surplombe, on voit les débris gigantesques de la forteresse qu’habitaient autrefois les Incas. Il n’est pas jusqu’au fameux temple du Soleil, transformé aujourd’hui en une église chrétienne, qui ne soit debout, comme un dernier témoin de cette grandeur déchue. Secouer le joug de Lima où domine la race blanche, reconstruire l’empire détruit de Manco-Capac, rendre à la capitale des Incas son ancienne gloire, c’est un rêve que les Indiens font quelquefois, et qui s’associe malheureusement dans leur imagination à un vague espoir de vengeance sanglante contre les Européens.

Les rivalités de races sont plus implacables au Pérou que les rivalités de villes ; peut-être même celles-ci ne sont-elles que le masque de celles-là. Sous l’antipathie, par exemple, qui divise les hommes de la côte et les hommes de la montagne ou serranos, on sent la lutte de la société conquérante et de la société conquise qui se perpétue sourdement. Les montagnes sont peuplées surtout d’Indiens et de métis, tandis que la race blanche se tient de préférence dans le voisinage de la mer. Le serrano regarde avec dédain une population qui lui est inférieure en force physique, et les Liméniens de leur côté, fiers de leur civilisation à demi européenne, rougiraient de se comparer à un serrano, dont le nom seul dans leur bouche est presque une insulte.

On peut distinguer au Pérou trois races principales, entre lesquelles le travail, de fusion d’où pourrait sortir l’unité du peuple péruvien n’a encore fait que bien peu de progrès : les blancs, les métis et Indiens, les nègres. La race blanche est restée jusqu’à ce jour la race supérieure, la race aristocratique, de sangre asul (de sang bleu), comme on dit à Lima. En dépit de l’égalité proclamée dans les constitutions républicaines de l’Amérique du Sud, le culte de l’aristocratie y a survécu à toutes les révolutions. Comment pourrait-il en être autrement ? L’aristocratie