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la république française, qui avait émancipé les noirs, et n’abandonna son premier drapeau que lorsque le général Laveaux lui eut promis de lui laisser dans l’armée française le grade de colonel qu’il avait dans l’armée espagnole. Encouragé par cette promesse, Toussaint passa du côté des Français avec une partie de son régiment ; sa défection entraîna rapidement celle de plusieurs corps de troupes de la même couleur, et Laveaux, pour reconnaître cet important service, lui conféra le grade de général de brigade. Une fois investi de ce titre, qu’il osait à peine espérer, Toussaint ne songea plus qu’à se débarrasser de son bienfaiteur. Laveaux, devinant les projets de Toussaint, le surveillait avec défiance ; mais, une révolte ayant mis le général français aux mains des noirs, Toussaint, à la tête de quelques centaines d’hommes résolus, comprima la révolte et délivra le général. Laveaux nomma Toussaint lieutenant-général, et partagea dès ce moment avec lui le gouvernement du pays. Ce partage ne pouvait contenter son ambition : il fallait à Toussaint l’autorité absolue. Pour s’en saisir, il fit nommer Laveaux représentant, et se trouva enfin maître de Saint-Domingue. Il se débarrassa des commissaires de la convention et du directoire comme il s’était débarrassé de Laveaux, tantôt en portant sur eux les suffrages des électeurs de la colonie, tantôt les forçant à s’embarquer, leur démontrant que leur présence était dangereuse pour la paix publique. La ruse, on le voit, tient autant de place que le courage dans la fortune politique de Toussaint. S’il a payé de sa personne en mainte occasion, s’il s’est montré brave sur le champ de bataille, s’il n’a jamais reculé devant le danger, son épée seule n’eût pas suffi à lui donner le pouvoir souverain qu’il convoitait. Chez ce nègre illettré, qui, dans sa correspondance avec les généraux français, était obligé d’emprunter la plume d’un prêtre espagnol, il y avait autant de finesse, autant de pénétration que chez un diplomate vieilli dans les chancelleries européennes. Suivant d’un œil attentif tous les événemens qui s’accomplissaient en France, toutes les transformations du gouvernement de la métropole, il réglait sa conduite sur les nouvelles qu’il recevait. La convention et le directoire ne l’avaient guère inquiété ; il faisait semblant d’accepter les conseils et le contrôle des commissaires que la France lui envoyait, et savait les réduire à une autorité purement nominale. En apprenant la chute du directoire et la création du consulat, Toussaint devina qu’il lui faudrait bientôt compter avec le maître que la France venait de se donner.

Toutefois il se rassura en voyant la guerre se rallumer. Le premier consul avait alors trop d’affaires sur les bras pour songer à Saint-Domingue, et puis, lors même qu’il eût voulu ramener la colonie sous l’autorité de la métropole, la mer n’était pas libre, et les vaisseaux français ne pouvaient pas porter à Toussaint les ordres du premier consul.