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loin de vous, près du feu de la grande cheminée. Ah ! avec quel bonheur, avec quelle confiance, appuyée sur votre bras, je partirais à pied pour traverser le monde, sans autre bien que votre amour, si… si….

— Qu’est-ce qui vous retient, Christine ? Est-ce l’affection de votre père, la tendresse de vos sœurs, le bonheur de la maison paternelle ?

La jeune fille pâlit.

— C’est mal, Herbert, c’est mal de parler ainsi ! Je sais bien que mon père ne m’aime pas, que mes sœurs ne sont pas bonnes pour moi, que ma demeure est triste, je le sais, oh ! oui, je le sais… je sais surtout que je vous aime, et je partirai… si ma mère veut y consentir.

Le jeune homme regarda avec étonnement son amie.

— Enfant ! lui dit-il, jamais un pareil consentement ne sortira de la bouche de votre mère ; ce sont de ces choses dont il faut avoir la volonté et la force dans son cœur… et sur lesquelles il ne faut pas écouter le jugement des autres ; votre mère ne dira jamais oui.

— Peut-être ! répondit Christine d’une voix grave et lente ; ma mère m’aime, je lui ressemble, moi, et son cœur connaît bien le mien. Ma mère sait que l’Évangile dit que la femme quittera son père et sa mère pour suivre son mari ; elle sait mon amour, et, depuis que la porte ne s’ouvre plus pour vous, je n’ai pas versé une larme que ma mère ne l’ait surprise, et qu’une larme bien vite n’ait brillé dans ses yeux, en réponse à la mienne. Vous ne connaissez pas ma mère, Herbert ! Quelque chose me dit qu’elle a souffert, qu’elle sait qu’il faut un peu de bonheur dans la vie, comme il faut de l’air pour respirer. Non, en vérité, je ne serais pas étonnée qu’un jour, en baisant mes cheveux, comme elle fait chaque soir quand nous sommes seules, elle ne me dise : Pars, ma pauvre enfant !

— Je ne le puis croire, Christine, elle vous dira d’obéir, de vous consoler, d’oublier, et j’en mourrai !

— D’oublier, Herbert ! ma mère n’oublie pas, elle se souvient toute sa vie. L’oubli, c’est la ressource des cœurs lâches. Non, personne ne me dira à moi d’oublier.

Et les yeux de Christine brillèrent encore d’un feu sombre ; mais sur ce front de quinze ans, c’était comme le rapide passage d’une lumière qui l’illuminait une seconde, et s’éteignait. C’était une révélation de l’avenir de cette femme, bien plus que l’expression du moment présent. Une ame ardente vivait en elle, mais cette ame n’avait pas encore rejeté tous les voiles de l’enfance. Elle luttait pour se faire jour, et par moment, ses efforts arrivant au succès, un mot, un cri révélait sa présence.

— Non, je n’oublierai pas, ajouta Christine, non, car je vous aime, et vous m’aimez, moi qui suis si peu aimée ! Vous ne me trouvez ni folle, ni fantasque, ni bizarre ; vous comprenez mes rêves, les mille pensées qui passent dans mon cœur. Je suis bien jeune, Herbert, et