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travail[1] ; il se sentait à charge dans ce qu’il voulait de bien, dans ce qu’il empêchait de mal, dans sa franchise de langage, dans tout ce que le roi avait jadis aimé de lui[2]. Plusieurs fois, après des signes trop certains de disgrace, la forte trempe de son ame et le sentiment du devoir patriotique le relevèrent encore et le soutinrent contre ses dégoûts ; mais enfin il y eut un jour où l’amertume de cette situation déborda et où le cœur du grand homme fut brisé.

Telle est l’histoire douloureuse des dernières années de Colbert, années remplies d’un côté par des accès d’activité fébrile, et de l’autre par ces alternatives d’éloignement et de retour, de rudesses blessantes et de froides réparations qui marquent la fin d’une grande faveur. La tristesse, qui, sans nul doute, abrégea sa vie, se nourrissait de deux sentimens, du chagrin de l’homme d’état arrêté dans son œuvre, et d’une souffrance plus intime. Colbert aimait louis XIV d’une affection enthousiaste ; il croyait à lui comme à l’idée même du bien public ; il l’avait vu autrefois associé de cœur et d’esprit à ses travaux et à ses rêves, et, supérieur pour le rang, son égal en dévouement patriotique, et maintenant il lui fallait se dire que tout cela n’était qu’illusion, que l’objet de son culte, ingrat envers lui, était moins patriote que lui. C’est dans ce désenchantement qu’il mourut[3] ; au lit de la mort, l’état de son ame se trahit par une sombre agitation et par des mots amers. Il dit en parlant du roi : « Si j’avais fait pour Dieu ce que j’ai fait pour cet homme-là, je serais sauvé deux fois, et je ne sais ce que je vais devenir[4]. » Une lettre de louis XIV, alors malade, lui ayant été apportée avec des paroles d’amitié, il resta silencieux comme s’il dormait. Invité par les siens à faire un mot de réponse, il dit : « Je ne veux plus entendre parler du roi, qu’au moins à présent il me laisse

  1. « Nous remarquions que jusqu’à ce temps, quand M. Colbert entrait dans son cabinet, on le voyait se mettre au travail avec un air content et en se frottant les mains de joie, mais que depuis il ne se mettait guère sur son siège pour travailler qu’avec un air chagrin et en soupirant. M. Colbert, de facile et aisé qu’il était, devint difficile et difficultueux, en sorte qu’on n’expédiait pas alors tant d’affaires, à beaucoup près, que dans les premières années de sa surintendance. (Mémoires de Charles Perrault, liv. IV, p. 841, édit. de M. Paul Lacroix [1842).
  2. « M. Mansard prétend qu’il y a trois ans que Colbert était à charge au roi pour les bâtimens, jusque-là que le roi lui dit une fois : « Mansard, on me donne trop de dégoûts, je ne veux plus songer à bâtir. » (Œuvres de Racine, t. VI, p. 335.1 - « Voici, sire, un métier fort difficile que je vais entreprendre ; il y a près de six mois que je balance à dire les choses fortes à votre majesté que je lui dis hier et celles que je vais encore lui dire… Je me confie en la bonté de votre majesté, en sa haute vertu, en l’ordre qu’elle nous a souvent donné et réitéré de l’avertir au cas qu’elle allât trop e vite, et en la liberté qu’elle m’a sauvent donnée de lui dire mes sentimens. (Mémoire de Colbert au roi [1666], cité par Monthyon ; Particularités sur les ministres des finances, p. 73.)
  3. Le 6 septembre 1683.
  4. Monthyon, Particularités sur les ministres des finances, p. 79, note.