Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 6.djvu/554

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

du pouvoir incessamment, sans relâche, froidement, et sans que les douleurs qui les harcèlent les arrêtent un moment.

Voilà un tout petit coin des mœurs de la France démocratique. Jugez du reste.


15 avril.

Les Français n’ont aucun souci de la réalité. La France a toujours été le pays des formules, des arrangemens sociaux symétriques, des hiérarchies composées sur le modèle des tragédies classiques, possédant l’unité de temps et de lieu, sans variété, sans multiplicité de combinaisons, sans imagination législative, sans invention de contrats hardis. Jadis, en France, les trois ordres vivaient chacun dans sa sphère ; formant chacun une nation dans la nation, sans rapports directs ; sans influences réciproques, séparés comme des planètes qui accompliraient leur révolution autour d’elles-mêmes, et non les unes autour des autres. Depuis soixante ans, les Français se sont flattés d’avoir changé tout cela. Rien n’est plus faux. La forme du gouvernement a changé seule ; la seule unité de mœurs qui se soit établie, c’est l’unité d’habits et de chapeaux. Il n’y a plus qu’un seul et même costume dans la société française, mais les différentes classes qui la composent ont aujourd’hui aussi peu de rapports entre elles et se connaissent aussi peu qu’avant 1789. De là en grande partie les passions politiques, les haines sociales et les malheurs de la France.

La société se compose de trois mondes dont le premier est ce que nous appelons le monde officiel. Le monde officiel ne connaît guère qu’une classe d’hommes, l’homme à habit noir, dont on peut faire un représentant, un administrateur, un préfet, un secrétaire d’ambassade. Cette classe d’hommes est peu dangereuse, c’est ce qu’on appelle ici une bonne compagnie, polie et réservée, où les passions ne se présentent pas les unes en face des autres et armées de pied en cap, où les caractères tournent les uns autour des autres pour découvrir un point par où ils puissent se saisir sans se heurter. Sans doute ce monde a ses avantages ; mais la connaissance de la brûlante réalité, la connaissance des passions des autres classes de la société, où est-elle ? En France, l’amour des formes extérieures est poussé si loin, qu’il n’y a guère que les aventuriers, les bohémiens, les polissons lettrés et les chevaliers d’industrie qui aient une connaissance exacte des différentes classes de la société. Nulle part autant qu’en France on ne redoute les habitudes d’autrui, la vie qu’on sait différente de la sienne, les mœurs qu’on sait opposées à celles dans lesquelles on vit Nul Européen n’est aussi étranger en France qu’un Français. Cela explique leur inexpérience politique, leur habitude de jouer avec le feu, de faire des agitations réformistes sans avoir connaissance des alentours, des particularités, des mœurs des habitans de Corbeil et de Pontoise, voire des habitans des rues qui avoisinent le Panthéon et la place de la Bastille. Aussi les Français font-ils. toujours de la politique abstraite et non pas de la politique réelle. Hélas ! le monde officiel n’a aucune connaissance du monde communiste. L’ours Atta-Troll[1] a eu beau lui crier : « Au-dessous de vous, dans les couches inférieures et fauves couvent la misère, l’envie et la haine, qui menacent

  1. Voyez Atta-Troll dans la livraison du 15 mars 1847.