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prend M, Sue pour son représentant politique. Au temps où M. Sue faisait lire ses romans à tout le beau monde de la monarchie de juillet, émerveillé de ce mélange de boudoirs et de cabarets qui fait le fonds des scènes de M. Sue, à ce moment M. Jules Janin, donnant à M. Sue un de ces éloges épigrammatiques qu’il sait si bien décocher, l’appelait l’Arioste de la place Maubert. L’Arioste de la place Maubert va aujourd’hui en être le représentant et le mandataire. C’est justice. Les fictions de M. Sue vivent et votent ; elles le nomment. Les héros des Mystères de Paris et du Juif Errant sont électeurs, et ils élisent M. Sue. Ils le chargent d’aller accomplir ses fictions. C’est bien fait. Il était trop commode à M. Sue de se cacher derrière ses personnages et de n’avoir que cette demi-responsabilité qu’ont les romanciers. Aujourd’hui l’auteur lui-même est en scène. Il y a là une bonne leçon pour l’auteur et, pour la société : pour l’auteur, qui se voit face à face avec les enfantemens de son imagination, forcé d’en devenir le serviteur et l’agent. Homère, Corneille et Walter Scott auraient eu volontiers affaire avec leurs héros. Pour M. Sue, c’est moins rassurant - La leçon est bonne aussi pour la société. Elle croit, quand elle est heureuse et tranquille, qu’elle peut impunément s’amuser du mal. Elle applaudit à l’orgie, à la débauche, au crime, à l’extravagance, pourvu que tout cela soit arrangé en scènes de drame et en coups de théâtre ; mais, un beau jour, voilà que les amusemens deviennent des réalités et que la société rencontre dans larve ces aimables bandits qu’elle aimait à rencontrer dans les livres. L’orgie souillonne que le beau monde allait chercher dans les ruelles immondes de la Cité entre aux Tuileries et s’y installe ; chacun alors craint l’installation dans son propre salon et dans son boudoir de la goguette sanguinaire et pillarde. Alors on s’indigne de ce qui naguère amusait, et on s’en prend aux journaux qui ont imprimé, les méchans, ce que le monde lisait avec une curiosité ardente et insatiable. Alors aussi, comme on n’est pas encore décidé à se rendre sans combat ; on va lutter les armes à la main dans la rue contre toute cette littérature malfaisante, qui, changée en politique déprédatrice, nous épouvante et nous irrite.

M. Sué a réussi dans cette élection qu’il n’a point quêtée, rendons cette justice a son bon sens, mais que nous aimons qu’il ait été forcé d’accepter. Si nous eussions été membres du conclave rouge, où se sont discutées les candidatures démagogiques, nous aurions voté pour la candidature du simple soldat que présentaient, dit-on, les amis de M. Ledru-Rollin, dans l’idée que cette candidature désorganiserait mieux l’armée : nous reconnaissons, il est vrai, que la littérature de M. Sue est plus désorganisatrice et plus pernicieuse que l’indiscipline d’un soldat ou d’un sergent ; mais c’est une désorganisation moins efficace dans le moment présent ; plus lente. Il y a même dans ce retour que la politique socialiste fait vers sa littérature quelque chose qui paraît moins pratique et moins opportun que le choix d’un simple soldat. Quoi qu’il en soit, les moralistes du socialisme l’ont emporté sur les politiques de la montagne ; devons-nous, quant à nous, nous en féliciter ? Il y a entre l’élection du soldat Daniel, dont nous étions menacés, et l’élection du romancier Sue, qui nous frappe, il y’a, pour nous, la différence qu’il y a entre la fièvre chaude et la phthisie, entre l’apoplexie et l’empoisonnement lent.

M. Sue représente par ses livres les mauvais instincts de la société socialiste