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au silence, doivent être considérées comme une protestation éloquente, une protestation victorieuse contre la dépravation du goût public. La multitude qui applaudit aux chansons de Béranger, qui les grave et les garde en sa mémoire, qui les répète en chœur comme une consolation, comme une espérance, comme un encouragement, donne un conseil assez clair aux esprits dépravés par l’oisiveté. Ce qu’elle aime, ce qu’elle admire, ce qu’elle salue avec enthousiasme dans les chansons de Béranger, ce n’est pas l’abondance, mais la vérité des paroles ; elle ne compte pas les pensées, elle se demande ce qu’elles valent, ce qu’elles signifient, et ne s’arrête pas à supputer les milliers de mots entassés sur des simulacres de sentimens. Ceux qui ne savent pas, mais qui sentent, qui ont vécu et qui se souviennent de leur vie, donnent, en cette occasion, une leçon sans réplique à ceux qui, dans leur jeunesse, ont pâli sur les livres avec dégoût, et qui ne cherchent maintenant dans la lecture qu’un puéril délassement.

La sobriété du style, que Béranger a toujours respectée comme le premier de ses devoirs, imprime à toutes ses œuvres un cachet particulier, le cachet de la nécessité. L’art d’écrire, tel qu’il le comprend, n’est pas seulement l’art d’exprimer sa pensée, mais l’art non moins délicat, non moins difficile, de constater la présence de sa pensée. Cette seconde face de l’art d’écrire, trop méconnue de notre temps, supprimerait bien des livres inutiles, bien des récits fastidieux, si elle reprenait le rang qui lui appartient. Bien dire est sans doute un don merveilleux ; il y a pourtant un don plus digne d’envie, le don de savoir si notre cœur recèle un sentiment vrai, si notre ame a conçu une pensée nouvelle. Or, pour mener à bien cette épreuve difficile, je ne connais qu’une seule méthode victorieuse, la sobriété du style : c’est pour avoir pratiqué cette méthode toute puissante que Béranger a su, à toute heure, en toute occasion, s’il devait parler, s’il avait quelque chose à dire.

J’ai l’air de démontrer l’évidence, et pourtant toute la littérature qui se fait autour de nous donne à mes paroles une importance que je voudrais voir s’amoindrir. La sobriété du style, qui mène à la sobriété de la pensée, ou qui plutôt sert à démontrer la présence même de la pensée, est aujourd’hui tombée dans un oubli si profond, qu’il y a presque de la témérité à vouloir en réveiller le souvenir. Ai-je besoin de dire que les maîtres de notre art demeurent hors de cause ? Ce serait de ma part un soin superflu. La maladie que je signale, le fléau contre lequel je prêche, n’ont pas atteint les esprits éminens de notre âge. Mais la pâture dont se nourrissent les esprits oisifs serait réduite à néant, si la sobriété du style retrouvait les honneurs qui lui sont dus. Tous les noms glorifiés aujourd’hui par une foule ignorante et désoeuvrée tomberaient en cendres, si la sobriété du style reprenait dans la littérature