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à eux seuls presque toute l’Asie Mineure en véritables souverains, avaient réussi à dompter complètement ces Kurdes et ces Avchars aujourd’hui si intraitables. Sous leur régime vigoureux, les habitans de la campagne n’avaient rien à craindre du voisinage de ces bandits ; les loups et les brebis se trouvaient pour ainsi dire logés dans la même enceinte sans qu’il en résultât aucun inconvénient. Cependant cet ordre de choses était comme de raison incompatible avec une administration régulière, et un gouvernement civilisé ne pouvait ni ne devait souffrir l’existence d’un état dans un état, il ne pouvait pas davantage abandonner aux individus le droit de se défendre eux-mêmes. Seulement, abolir l’autorité infiniment trop étendue des pachas et le droit illimité de l’usage des armes, c’était dire à la société turque « Je me charge du soin de vous défendre. J’exige que non-seulement vous me remettiez vos armes, mais qu’encore, en cas de rixe, vous renonciez au droit de repousser la force par la force. En revanche, je vous accorderai ma protection contre l’arbitraire de mes délégués, qui ne pourront plus disposer de votre vie et de vos biens ; votre personne sera inviolable, et aucun individu ne pourra être condamné sans jugement ni déclaré coupable d’un acte quelconque sans la déposition des témoins. » En limitant l’autorité des pachas, le gouvernement turc avait-il bien mesuré toute l’étendue de la responsabilité et des engagemens qu’il contractait ? Évidemment non, car d’abord il n’a pas eu le pouvoir de contraindre tous ses sujets à renoncer aux sauvages prérogatives de l’ancien ordre social. En Asie Mineure, par exemple, tandis que les habitans des villes et des campagnes sont désarmés, presque la totalité des tribus kurdes et avchares demeurent en possession de leurs armes, ce qui a divisé tous les habitans de plusieurs provinces, et notamment ceux de l’Asie Mineure, en deux camps, l’un désarmé et seulement protégé par les promesses du gouvernement, l’autre jouissant de l’avantage d’appuyer ses demandes et ses exigences par la force des armes.

Les autorités locales n’ont aucun moyen, malheureusement, pour réparer l’atteinte si grave portée par ce déplorable régime à l’équilibre social, car, d’un côté, la nouvelle loi a mis les habitans hors d’état de se défendre eux mêmes, et, de l’autre, les pachas n’ont ni le pouvoir ni le désir d’employer contre les agresseurs l’intervention de la force armée. D’ailleurs, cette intervention, si même elle était toujours praticable, n’atteindrait qu’imparfaitement son but, car les agresseurs ne peuvent, selon la nouvelle loi, être punis que lorsqu’ils sont surpris en flagrant délit, ou bien lorsque, selon l’ancienne loi, ils sont accusés par le témoignage d’un musulman ; de plus, les pachas ne tolèrent que trop souvent, et pour cause, les déprédations exercées par certaines