Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 6.djvu/899

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

alors à sa fin déjà on s’attable autour d’une pierre ou d’un banc de gazon. Les provisions apportées de la ville y sont étalées avec un luxe appétissant : ce sont des viandes froides, mais relevées par force piment rouge ou aji, capable de brûler comme un charbon ardent tout autre palais qu’un palais américain ; des poissons frits dont l’odeur se répand au loin et semble appeler les convives ; du pain, du maïs cuit, de la chicha, qui circule sans repos dans un unique, mais énorme verre, capable de contenir plusieurs pintes ; enfin, de l’eau-de-vie blanche de Pisco, le cognac du Pérou, et au-dessus de laquelle on ne connaîtv rien. Si vous passez alors devant l’un de ces banquets champêtres, gais et bruyans comme ceux d’écoliers dans un jour de vacances, on vous invite poliment à vous asseoir et à partager le peu qu’il y a (lo poco que hay), mais que l’on vous offre de bon cœur. Si vous refusez une femme se lève, prend la bouteille de pisco d’une main, de l’autre un petit verre, et, s’avançant vers vous : Usted tomara con migo, caballero (vous allez boire avec moi, monsieur) ? Cette fois, il est bien difficile de refuser, non-seulement parce que la samba est souvent fort gracieuse, mais encore parce que ce serait lui faire la plus grande impolitesse que de ne pas vouloir boire avec elle. Vous trempez donc légèrement vos lèvres dans le petit verre rempli jusqu’aux bords. Ce n’est pas sans peine que vous évitez de l’avaler tout entier ; en faisant valoir votre qualité d’étranger et le peu d’habitude que vous avez encore des liqueurs du pays, peut-être vous excusera-t-on. Seulement, en reprenant le verre encore plein que vous lui remettrez, la samba vous regardera d’un petit air de dédain et d’étonnement, et, l’achevant elle-même d’un seul trait, elle ira en riant reprendre sa place au milieu de sa partida.

Enfin, sur les cinq heures, quand le soleil commence à baisser à l’horizon et que les premières fraîcheurs de la nuit se font déjà sentir, tout ce monde joyeux reprend peu à peu la route de Lima, dans le même ordre, ou plutôt dans le même désordre que le matin. Un épais nuage de poussière s’étend sous les pas de la foule depuis les montagnes jusqu’à la ville. Les premiers cavaliers, aux chevaux tout empanachés de fleurs, qui bondissent au galop jusque dans l’Alameda, sont l’avant-garde de ce turbulent corps d’armée. Toute la haute société de Lima, dans ses plus riches toilettes, s’est portée à la rencontre des arrivans jusqu’à la sortie de la ville. Deux longues rangées de calèches traînées par des mules s’étendent à droite et à gauche sous les arbres de la promenade. C’est au milieu de ces voitures que vient s’abattre, comme une véritable avalanche, la masse confuse et bruyante qui arrive des Amancaës. Elle passe en riant, en chantant, en dansant, aux sons des viguelas, dont les accords se font entendre de tous les côtés. Du reste, dans cette foule et pendant les dix heures