Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 7.djvu/1086

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Jusqu’à son livre du Paysan perverti, Restif n’avait presque rien gagné en dehors de son travail d’imprimeur qui représentait pour lui le gagne-pain, comme les copies de musique pour Jean-Jacques Rousseau. Les libraires payaient rarement leurs billets, la contrefaçon réduisait de beaucoup les bénéfices possibles, et les censeurs arrêtaient souvent des ouvrages tout imprimés, ou les grevaient de frais énormes en faisant substituer des cartons aux passages dangereux. « Au 18 auguste 1790, dit l’auteur, j’étais encore plus pauvre que pendant ma proterie. Je mangeais rapidement le produit de ma Famille vertueuse ; mon École de la Jeunesse était refusée par le libraire, mon Pornographe par le censeur… Cependant je ne me décourageai pas. Je fis Lucile en cinq jours. Je ne pus la vendre que 3 louis à un libraire, qui en tira quinze cents ’exemplaires au lieu de mille, et qui communiqua les épreuves aux contrefacteurs. Cet homme, suppôt de police, a fait une fortune ; il est mort au moment d’en jouir. » On voit, par ce passage, à quel point en était alors la librairie française. Le Pornographe et le Mimographe avaient rapporté peu de chose à Restif, par suite d’un système d’association peu productif que l’écrivain tenta avec un autre ouvrier qui lui avançait quelques fonds. La Fille naturelle et les Lettres d’une Fille à son Père, publiées par Lejay, n’avaient guère eu de plus brillans résultats. Un roman imité de Quévédo, intitulé le Fin Matois, avait été payé en billets dépourvus de toute valeur. On voit dans ce roman Restif osciller entre les diverses tendances étrangères qui dominaient les écrivains de son temps, avant de prendre son aplomb définitif dans le Paysan perverti.

Restif ayant reçu, quelque argent de son héritage paternel, put faire les frais du Paysan perverti, que le libraire Delalain avait refusé d’acheter. La première édition fut enlevée en six semaines, et la deuxième en vingt jours. La troisième se vendit plus lentement à cause des contrefaçons ; mais le succès hors de France fut tel qu’il s’en publia jusqu’à quarante-deux éditions en Angleterre seulement. La peinture des mœurs françaises a de tout temps, intéressé les étranges plus que la France même. L’ouvrage fut d’abord attribué à Diderot, ce qui fit naître une foule de réclamations. On suspendit la vente ; cependant, au moyen d’un présent au censeur Demaroles, Restif obtint main levée sous la condition de faire imprimer quelques cartons aux endroits signalés comme dangereux.

La Paysanne pervertie parut trois ans après le Paysan, puis les deux ouvrages furent fondus ensemble sous le titre du Paysan-Paysanne. Ici se développent nettement les idées du réformateur mêlées aux combinaisons dramatiques du romancier. Il faut bien, à ce propos, parler du système général de philosophie et de morale qu’avait conçu l’auteur, et qu’il développa plus tard dans quelques livres spéciaux. Il en