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tout, bien que le mot fasse mal, le profit de son œuvre posthume. Il a su, il a parfaitement su au milieu de quelle société allait tomber cette œuvre attendue, prônée, payée. Il a pu connaître tous ses lecteurs par leur nom et mesurer la portée de toutes ses phrases.

Et cependant, quand ce livre tant annoncé a été enfin livré à notre impatience légitime, il s’est trouvé contenir des volumes entiers inconnus aux confidens les mieux informés, et qui ne sont qu’une longue diatribe personnelle frappant à droite et à gauche, amis et ennemis, adversaires et collègues, femmes et hommes, vivans et morts, sans plus de ménagemens pour la vérité des faits que pour l’intégrité des caractères. L’élégie ou l’épopée des premiers volumes, on en avait fait des lectures complaisantes ; le libelle des derniers livres avait été gardé secret pour la surprise du public, et quand ces traits envenimés sont entrés dans des plaies encore saignantes, quand des vieillards sont venus réclamer pour leur honneur que les révolutions même avaient respecté, quand les fils ont voulu justifier la mémoire offensée de leur père, la défense légitime et la piété filiale n’ont plus trouvé à qui s’en prendre. C’était un mort qui revenait de nuit pour calomnier, et disparaissait sans attendre le jour. La tombe se rouvrait un instant pour laisser passer l’injure ; elle se refermait aussitôt pour repousser la vérité qui venait s’émousser sur sa pierre !

Nous serions au désespoir qu’on nous soupçonnât d’exagération, peut-être, de ressentiment, pour tout ce qui a pu froisser, dans l’ouvrage de M. de Chateaubriand, des sympathies qui nous sont chères. Aussi j’admets qu’on ne doit rien, pas même la vérité, et surtout pas la justice, à d’anciens adversaires politiques ; j’admets que le regret d’avoir été et le dépit de ne plus être excusent, légitiment même, si l’on veut, la profondeur des rancunes et l’amertume des expressions ; j’admets que le dernier gouvernement, fondé trop exclusivement sur la raison, en dehors des traditions du passé et des chimères de l’avenir, ne disait rien à l’imagination d’un artiste, et j’abandonne cette époque heureuse et libre aux violences de son ennemi comme à la justice intérieure que chacun lui rend aujourd’hui. Je passe tout à M. de Chateaubriand quand il sert son inimitié ; mais quand il trahit l’amitié, quand il met son amour-propre en dehors de la noble solidarité d’une cause vaincue, quand il nous introduit dans les confidences de la défaite et de l’exil, pour nous faire voir comme il y fut seul sage, seul courageux, au milieu de l’imbécillité et de la lâcheté générale, je sens mon indignation renaître, et je la crois d’autant plus sincère qu’elle est alors pleinement désintéressée. Des ennemis, soit ; mais d’anciens, amis, mais des corps de l’état au sein desquels on a siégé, une cour proscrite qui joint la dignité du rang à celle du malheur, quelle raison, quel prétexte d’étaler aux yeux des contemporains leurs