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Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 7.djvu/183

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ne pas étonner. Toutes ces remarques sont tellement vulgaires, que je crois inutile d’y insister. J’aime mieux parler de la représentation, de la manière dont les acteurs ont compris et rendu leurs rôles.

Maître André, sous les traits de Samson, ne me semble pas avoir assez de bonhomie. Pour que maître André soit vraiment ridicule, c’est-à-dire vraiment crédule, vraiment amusant, il faut qu’il soit vraiment amateur. Or, Samson paraît préoccupé de la crainte de passer pour un sot, et donne à tout son rôle un ton goguenard, qui, certes, n’est jamais entré dans la pensée de l’auteur. La première condition pour que l’auditoire se moque de maître André, c’est que maître André ne se moque pas de lui-même. Ainsi, je conseille à Samson d’accepter plus franchement le sens de son rôle tel que l’auteur l’a conçu et dessiné. Mme Allan convenait-elle au rôle de Jacqueline ? Acceptable pendant les deux premiers actes, elle réussit moins au troisième. Tant qu’il s’agit de ruse, de raillerie, Mme Allan est parfaite ; dès qu’il s’agit de tendresse, de passion, sa voix et la nature de son talent la trahissent. Brindeau, chargé du rôle de Clavaroche, n’est pas assez impertinent, assez fanfaron. Il paraît vouloir atténuer la crudité du personnage et masquer par l’élégance des manières l’égoïsme des sentimens ; c’est une erreur trop facile à démontrer. Dans la pensée de l’auditoire comme dans la pensée de l’auteur, l’insouciance et la grossièreté de Clavaroche servent à expliquer la métamorphose de Jacqueline et le succès de Fortunio. Sans la grossièreté de Clavaroche, il devient difficile de comprendre le dénoûment imaginé par le poète. Delaunay, dans le rôle de Fortunio, s’est montré presque toujours vrai. Il a tiré de la jeunesse de son visage et de sa voix un parti presque toujours heureux. Gracieux et timide au premier acte, tendre et mélancolique au second, il a su trouver au troisième des accens passionnés. Seulement, je dois lui dire qu’il ne ménage pas assez sa voix. Sa diction, pure et limpide pendant les deux premiers actes, a pris, au troisième, quelque chose de rauque, de guttural, que la passion réelle peut expliquer, mais que l’acteur doit éviter ou du moins atténuer avec soin, sous peine de nuire à l’expression de la pensée qui lui est confiée.

Que faut-il conclure de la représentation du Chandelier ? C’est que le public rend pleine justice au talent ingénieux, au style charmant et châtié de l’auteur, mais que l’auteur, à son tour, s’il veut reconnaître dignement la bienveillance de son auditoire, doit écrire pour le théâtre une comédie qui tienne compte des nécessités de la scène. Je sais tout ce que l’on peut, tout ce qu’on doit dire contre l’abus du métier ; je n’ai pas été le dernier, Dieu merci, à caractériser sévèrement les procédés purement industriels qui approvisionnent nos théâtres. Toutefois entre l’usage et l’abus du métier la limite est facile à marquer, et l’auteur du Chandelier, qui ne peut révoquer en doute la bienveillance et la sympathie de son auditoire, doit comprendre aujourd’hui, aussi bien que nous, qu’il n’est pas encore entré complètement dans les conditions de l’art dramatique ; il possède depuis long-temps ce que l’étude ne donne pas, le sentiment poétique, l’accent de la passion ; qu’il se hâte de demander à l’étude ce qu’elle ne lui refusera pas, la connaissance approfondie des moyens purement matériels à l’aide desquels il pourra mettre en œuvre avec un plein succès les dons heureux qu’il a reçus du ciel.

GUSTAVE PLANCHE.