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Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 7.djvu/267

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— Ce que j’ai vu ? reprit-il d’un accent qui révélait à la fois une certaine exaltation et une réminiscence de terreur ; demandez à tous les gens de Vix, ils vous diront l’histoire de la berceuse.

— C’était donc au temps où vous étiez sixtain ? repris-je.

— Oui, répliqua Jérôme ; je venais de me marier ; mais la grande guerre, voyez-vous, ça ne forme pas les jeunes filles à l’économie ; à force de misère, on s’habitue à ne prendre souci de rien. Aussi la Sillette (que Dieu apaise son ame !) avait les mains croisées plus souvent qu’à l’ouvrage, et notre fiot Guillaume demandait long-temps avant d’avoir sa suffisance. J’avais beau lui dire que les enfans qu’on laisse crier la nuit éveillent les vieux parens dans le cimetière, elle s’enfonçait sous la couverture pour ne pas entendre. La vieille Calotte, qui couchait à l’étable, s’était offerte pour prendre le petiot ; mais Sillette avait refusé par mauvaise gloire. Aussi Guillaume dépérissait que c’était pitié. Une nuit, dans mon somme, il me parut que j’entendais son râle. Je me redressai à moitié endormi. Le bruit continuait ; mais c’était le ronflement du rouet. J’avançai la tête pour voir au bout de la cabane, et alors, que le ciel ait pitié de nous ! je vis dans le clair des étoiles la mère-grand, morte depuis sept années, qui filait en berçant le fiot sur ses genoux.

Le cabanier s’arrêta, épouvanté du souvenir qu’il venait d’évoquer ; la Loubette fit un mouvement. Je demandai à Jérôme s’il avait bien reconnu la berceuse.

— C’était elle ! c’était elle ! reprit-il plus bas ; ses cheveux blancs pendaient hors de sa coiffe, son tablier avait le coin relevé, comme quand elle se mettait au travail ; la vieille femme avait entendu de dessous la terre les cris de son petit-fils.

— Mais l’avez-vous revue ? demandai-je.

— Revue ! dit le cabanier ; j’aurais donc voulu ma perte ? Non, non ; les enfans de douze ans savent que celui qui regarde deux fois un défunt n’a qu’à commander son drap mortuaire. J’ai entendu seulement le rouet jusqu’à ce que Guillaume soit devenu bien portant et fort.

— Et vous pensez que cela doit lui porter malheur ? Jérôme secoua la tête.

— Oui, dit-il avec une sorte de solennité lugubre, celui qu’a touché un trépassé garde toujours un mauvais don, car il reste en lui quelque chose de la mort. Les troupeaux qu’il soigne tombent malades, le blé qu’il sème ne gaiffe[1] jamais, et les gens qu’il aime tournent

  1. On dit que les blés gaiffent quand, après avoir été coupés tout jeunes, ils épaississent et annoncent ainsi une abondante moisson.