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aux sauvages de se tenir toujours sur une seule file, ils traversèrent majestueusement la place, se suivant comme grues et oisons, selon l’expression naïve et juste d’un ancien voyageur.

Au moment où ils approchaient de leur pirogue, un Indien l’examinait avec attention. Les Canadiens y avaient rangé leurs longues carabines, leurs haches, leurs cornes à poudre et d’autres ustensiles de chasse. Ces richesses éblouissaient le sauvage ; sa carabine à lui était une mauvaise arme de pacotille usée par vingt années de service, toute rapiécée. Penché sur le bord de la rivière, les bras croisés, le cou allongé comme un épagneul en arrêt, il regardait avec cette intensité de contemplation que l’homme civilisé ne connaît pas.

— Gare ! lui cria le plus jeune des trois Canadiens ; range-toi de là, que nous retournions à bord. — Et comme il parlait ainsi, son frère aîné, qui le suivait de près, poussa violemment le sauvage d’un coup d’épaule. Celui-ci perdit l’équilibre, lança un cri de détresse et de colère, et, plutôt que de tomber à plat dans la rivière, il s’y plongea tête baissée ; son chien fit un bond sur ses traces, comme s’il eût cherché son maître sous l’eau. Quelques secondes après, l’Indien reparaissait sur le rivage, souillé de boue. La peinture rouge et bleue qui tatouait son visage ruisselait en larges gouttes sur ses joues et sur sa poitrine nue. À la vue de ce corps si étrangement bigarré, émergeant du sein des ondes à la manière d’une divinité fluviale, les oisifs réunis sur le quai éclatèrent de rire et battirent des mains ; les nègres hurlèrent de joie, les enfans lancèrent des pierres. Les chiens du village, excités par les cris de la foule, se précipitèrent à la poursuite du chien mouillé, qui eut ainsi sa part dans la mésaventure de son maître. L’Indien, pour se défendre de leurs morsures, faisait des pirouettes, tournait sur lui-même en bondissant, et distribuait des coups de talon à travers les gueules béantes des mâtins et des roquets. Ces gambades bizarres lui donnaient l’apparence d’un maniaque et d’un fou. Sa retraite fut donc en tous points une honteuse fuite. Enfin l’homme et la bête, honnis et bafoués, disparurent dans les bois qui entouraient la ville. Arrivé au sommet d’une colline d’où la vue s’étend au loin sur la rivière Rouge, le sauvage s’arrêta, caressa son chien et s’essuya aux grandes herbes en s’y vautrant comme un sanglier blessé. Tandis qu’il se séchait au soleil, il aperçut la pirogue des trois Canadiens qui s’enfonçait sous les platanes gigantesques dont les branches touffues se penchent au-dessus des eaux et y projettent de grandes ombres.

Dans la petite ville, on avait ri de la mésaventure de l’Indien, c’est vrai ; cet incident était venu si à point pour réjouir les habitans, déjà excités par le passage des étrangers ! Pourtant il y eut plus d’une ame charitable qui blâma la brusquerie du jeune rameur. Les plus sages prétendirent que cet acte de brutalité dénotait un méchant naturel.