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Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 7.djvu/397

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mariniers de la pirogue, la distance s’effaçait devant l’égalité de couleur, ceux-ci étant d’aussi pure race blanche que celui-là. Les possessions du planteur consistaient en une belle étendue de terrain, bois, lacs, savanes, au milieu desquels la main de l’homme découpait des champs ; les troncs des arbres, encore debout et noircis par la fumée, indiquaient que le défrichement ne datait que de quelques années. Au centre de ce domaine à demi sauvage s’élevait la demeure du maître, simple maison de bois couverte avec des écorces de cyprès[1] et entourée d’une cour spacieuse qui servait de parc aux chevaux. Elle communiquait à la rivière par un abreuvoir en pente douce, petit port autour duquel étaient amarrées de frêles pirogues et de grosses barques à fond plat. Celles-ci, destinées à transporter au moulin le coton récolté sur la rive opposée, étaient recouvertes de claies faites avec des roseaux qui leur donnaient l’apparence de cages flottantes. Derrière la cour se prolongeait une allée fort large, taillée en pleine forêt ; au bord de l’eau, les cases à nègres formaient comme un petit hameau abrité par un bouquet de platanes et de sycomores.

— Quel hasard, père Faustin, dit le planteur aux Canadiens en les faisant entrer, quel hasard que je me sois trouvé là avec ma lunette à surveiller mes fainéans de noirs qui piochent sur l’autre bord de la rivière ! Vous seriez passés devant la maison d’un ami sans le savoir… Ah ! père Faustin, dans le temps que nous naviguions ensemble, il y avait de l’argent à gagner le long des fleuves !…

— Et aujourd’hui le meilleur rameur du Saint-Laurent ne trouverait pas à gagner son pain, répondit le vieillard en s’asseyant devant la table, sur laquelle brillaient des tranches de venaison fort appétissantes ; puis il tira de sa ceinture un long couteau passé dans une gaîne de cuir, et se mit à manger. Ses fils l’imitèrent ; absorbés par l’importante besogne qui attirait toute leur attention, les trois Canadiens ne levaient pas les yeux de dessus leurs assiettes. Les négrillons chargés du service regardaient avec stupéfaction ces étrangers aux formes athlétiques, qui mangeaient le chapeau sur la tête, et semblaient décidés à ne pas leur abandonner la plus petite part des restes qu’ils convoitaient. Vers la fin du repas, la fille du planteur entra ; sur un signe de son père, elle apporta un flacon de liqueur de merise, et, comprenant d’un regard qu’elle avait affaire à des hôtes peu habitués aux usages du monde, elle essaya, moitié par curiosité, moitié par espièglerie, de tirer d’eux quelques paroles. Elle leur demanda donc s’ils allaient bien loin ?

— C’est selon, répliqua le vieillard ; nous comptons nous arrêter là

  1. Il s’agit du cyprès chauve. (schubertia disticha), qui croît abondamment sur les rives du Mississipi et de ses affluens. Il se couvre d’une mousse noire, longue de plusieurs pieds, que les Américains nomment long moss, et les créoles barbe espagnole.