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du chacal. — Par ici ! criait Antoine ; marchons, marchons, ils sont devant nous. Je tiens la piste… Suivez-moi… Oh ! mon pauvre père !

Ils approchaient rapidement de l’endroit d’où partait ce cri funèbre ; qui leur arrivait d’une façon plus distincte. Au moment où Antoine se préparait à faire feu sur l’ennemi qu’il jugeait à sa portée, la voix se tut, et ils entendirent sous les feuilles un bruit semblable à celui que ferait un oiseau en prenant sa volée. Le grand Canadien s’avança sur la pointe du pied vers le petit tertre qu’il était venu chercher… Sa carabine lui échappa des mains ; il se précipita comme un fou sur l’herbe où gisait un homme dans un état complet d’immobilité. Cette fois l’homme qu’il trouvait là avait cessé de vivre, et cet homme était son père. Un peu plus loin, Étienne, étendu à terre, s’accrochait aux racines avec ses mains défaillantes, et cherchait à se blottir sous les broussailles, comme un lièvre blessé qui veut mourir hors de la vue du chasseur. Il respirait à peine ; ses yeux hagards se portèrent avec terreur sur son frère, qu’il ne reconnaissait pas.

— C’est moi, lui dit Antoine en approchant sa bouche de l’oreille du mourant ; c’est moi… n’aie pas peur !… où sont-ils ?

— Par ici, répondit Étienne en allongeant la main autour de lui : par là, partout ! Notre père est mort de fatigue, de faim et de peur ; je n’en puis plus ! — Et il serrait le bras nerveux de son frère avec ce qui lui restait de force.

— Tu n’es pas blessé, Étienne !… Ils n’ont pas tiré ?

— Non, non ; j’ai apporté ma carabine jusqu’ici et celle de notre père… Elles sont là, sous l’herbe… Je n’en ai vu qu’un, rien qu’un… celui qui… tu sais, Antoine ?… Il est venu tout à l’heure ; mais je ne pouvais plus bouger ! Il a poussé du pied notre père, Antoine, et il a repris sa peau d’ours !

Le jeune Canadien ne survécut que quelques jours à cette catastrophe. Il mourut avec la conviction que les Indiens avaient fait une invasion dans le pays, et, jusqu’à son dernier soupir, il crut entendre cette voix terrible qui, durant plus de trente-six heures, avait jeté dans l’ame du vieillard et dans la sienne d’incessantes alarmes. Ainsi succombèrent le vieux rameur et son second fils, victimes d’une ruse que la frayeur ne leur permit pas même de soupçonner. Après avoir rendu les derniers devoirs à son père et vu son frère expirer entre ses bras, Antoine vint chercher un refuge auprès du planteur. Sa cabane avait été détruite ; d’ailleurs les bois qu’il parcourait auparavant avec bonheur lui rappelaient de trop cruels souvenirs. Il semblait avoir renoncé à la chasse, et se promenait tout le jour dans l’enclos des plantations, vêtu de ses habits du dimanche et coiffé de son feutre gris