Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 7.djvu/536

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

assez. Vous refusez de gouverner ? mais alors vous manquez à votre devoir, vous mentez à votre nom. La nature nous gouverne, elle ! Ses chaleurs sont accablantes, ses froids rigoureux, les privations qu’elle impose dures à supporter, et les désirs qu’elle fait naître difficiles à réprimer. Nous n’avons aucun recours contre elle, et nous nous en prenons à vous. À bas tout ce qui ne gouvernera pas assez !

La révolution de février n’a pas d’autre sens que celui-là. Ce n’est pas une révolution faite pour conquérir la liberté, c’est une révolution faite contre la liberté ; c’est l’anarchie qui demande qu’on organise le despotisme. Que dites-vous de ce bizarre auxiliaire de l’esprit d’autorité ? C’est une chose profondément affligeante que cette contradiction que les années ont établie entre les idées de la salle du Jeu de Paume 1789 et les idées du Luxembourg 1848, et c’est le spectacle le mieux fait que je connaisse pour humilier la pensée humaine.

Qu’y a-t-il de commun entre ces cris sauvages et la civilisation moderne ? Rien assurément. Là pourtant où la révolution, à mon avis, a le mieux montré ses tendances, ce n’est pas dans cette haine de la liberté ; c’est dans la guerre qu’elle a déclarée tout d’abord à la bourgeoisie, guerre qu’elle a poursuivie plus tard en s’attaquant à l’infâme capital, et qu’elle continuait tout récemment encore en tâchant, sous prétexte de fusion, de noyer la bourgeoisie au sein des flots populaires et de la laisser se perdre dans cet océan humain.

Nous vivons dans un temps où les formes politiques importent assez peu (pour ma part, j’en fais bon marché), mais où il faut que chacun s’explique nettement sur le fond même des questions ; or je dis que quiconque attaque le pouvoir de la bourgeoisie, quiconque cherche à l’en dépouiller commet un crime de lèse-civilisation. Je sais tout ce qu’on peut lui reprocher, je connais ses défauts et ses vices ; s’il fallait les dire, je ne les tairais pas. N’importe, je maintiens que quiconque se révolte contre son pouvoir et cherche à lui arracher son influence n’est véritablement qu’un factieux. O vous, honnêtes publicistes, aveugles journalistes, et vous, sycophantes de toutes les professions ! savez-vous bien ce que vous faites lorsque vous prononcez haineusement ce mot de bourgeois ? Vous qui vous proclamez à toute heure les représentans de l’esprit moderne, vous seriez trop coupables si vous n’étiez plus ignorans encore, et si les nécessités de votre existence ne venaient pas fournir en votre faveur des circonstances atténuantes. Savez-vous ce que c’est que le bourgeois ? Eh bien ! le bourgeois c’est l’homme moderne ; oui, l’homme moderne absolument comme le baron féodal fut l’homme du moyen-âge. On a beaucoup écrit pour et contre la bourgeoisie, et personne, parmi ceux qui ont pris sa défense, n’a songé à donner cette raison, qui renferme toutes les autres : le bourgeois c’est l’homme de la civilisation et de l’esprit moderne.