Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 7.djvu/588

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

soixantième descendant de l’empereur Pertinax, nommé Nicolas Restif, ce dernier nom étant la traduction du nom latin, depuis qu’on n’employait plus que la langue française dans les actes publics.

On n’aurait guère écouté cette longue énumération, si les remarques dont Nicolas en accompagnait les principaux passages n’eussent persuadé à tout le monde que c’était là une critique des généalogies en général. Les poètes et les actrices rirent de tout leur cœur ; les grands seigneurs de la compagnie acceptèrent en gens d’esprit l’ironie apparente du morceau, et l’animation, la verve du conteur lui concilièrent tous les suffrages. L’entraînement était si grand, et Nicolas tenait si bien tous les esprits suspendus aux anecdotes dont il accompagnait les noms cités, qu’arrivé à lui-même, on lui demanda le récit de ses aventures. Il consentit à raconter l’histoire de son premier amour. Quelques invités prétentieux, qui commençaient à s’ennuyer de la faveur dont Nicolas semblait jouir auprès des dames, s’esquivèrent peu à peu, de sorte qu’il ne resta plus qu’un cercle attentif et bienveillant. Les confessions étaient alors à la mode. Celle de Nicolas fut rapide, enthousiaste, avec certains traits d’une naïve immoralité, qui charmaient alors les auditeurs vulgaires ; mais, arrivé à l’élément vraiment humain de son récit, il se montra ce qu’il était au fond, noble et sincèrement passionné ; il pénétra d’émotion cette société frivole, et dans tous ces cœurs perdus il sut réveiller une étincelle du pur amour des premiers ans. Mlle Guéant elle-même, froide autant que belle, et qui aussi passait pour sage, ne pouvait se défendre d’une vive sympathie pour ce jeune homme à l’ame si tendre et si sensible. Aux dernières scènes du récit, que Nicolas racontait d’une voix étouffée, avec des pleurs dans les yeux, elle s’écria : — Est-ce que c’est possible ? est-ce qu’on peut aimer ainsi ?

— Oui ; madame, s’écria Nicolas, tout cela est vrai comme la généalogie des Pertinax. Quant à la personne que j’ai aimée, elle vous.ressemblait, elle avait beaucoup du moins de vos traits et de votre sourire, et rien ne peut me consoler de sa perte sinon de vous admirer.

Alors ce fut une tempête d’applaudissemens. Quelques enthousiastes ne craignirent pas d’affirmer qu’on avait affaire à un romancier plus habile que Prévost d’Exiles, plus tendre que d’Arnaud, plus amusant que Jean-Jacques, avec des passages de sentiment non moins sublimes. . Et le pauvre ouvrier fut reçu de plain-pied dans cette compagnie des beaux noms, des beaux esprits et des belles impures du temps. Il ne tenait qu’à lui de faire son chemin dans le monde désormais : Pourtant tout ce qu’il avait dit était la vérité ; il se regardait comme descendant de l’empereur Pertinax, et il venait de raconter ses amours pour une femme qui était morte quelques mois auparavant. Comme c’était un cœur qui ne pouvait rester vide, l’amour idéal et tout poétique conçu