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écrivains en lisant les calculs si précis de fra Luca, ont pensé que la statue de Francesco Sforza avait été exécutée, et que les calculs du mathématicien s’appliquaient à l’œuvre définitive ; mais Oltrocchi, en consultant les manuscrits de Léonard, n’a pas eu de peine à démontrer que la fonte du modèle était toujours demeurée à l’état de projet. Il a même recueilli un fragment de lettre adressée au duc de Milan, où Léonard se plaint de son dénûment, et rappelle qu’il lui est dû deux années de sa pension, et qu’il ne lui reste pas de quoi payer ses ouvriers.

Ainsi, tous nos renseignemens se réduisent à des chiffes. Si nous ajoutons aux calculs de fra Luca quelques vers italiens de Bellincioni, quelques vers : latins de Lancino Curzio, nous aurons épuisé tous les témoignages. La perte de ce modèle est d’autant plus regrettable, que Léonard, après avoir étudié l’anatomie humaine sous la direction de Marc Antonio della Torre, professeur à l’université de Pavie, après avoir dessiné pour lui les diverses parties du corps, et préparé de ses mains plusieurs pièces importantes, n’avait pas étudié avec moins de zèle l’anatomie du cheval. À cet égard, ses manuscrits ne laissent aucun doute, car on y trouve plusieurs chevaux dessinés à la plume qui révèlent une science profonde. Nous savons même qu’il avait composé sur cette matière un traité spécial. Formé à l’école du Veroccbio, dont le talent nous est pleinement révélé par la belle statue équestre placée à Venise devant l’église Saint-Jean et Saint-Paul, instruit par l’étude persévérante du modèle vivant, Léonard, sans nul doute, nous eût offert, dans la statue de Francesco Sforza, un modèle d’élégance, de précision et de grandeur. Il ne faut pas prendre au sérieux l’assertion de Vasari sur cet ouvrage à jamais regrettable. Le biographe toscan nous dit que le Colosse ne fut jamais fondu, parce que les dimensions du modèle ne permettaient pas de le fondre. Ces dimensions, quelque grandes qu’elles soient, n’ont pas de quoi effrayer un fondeur habile. Les ouvrages du XVe siècle qui sont venus jusqu’à nous prouvent assez clairement toute que l’Italie savait faire. Depuis la statue de Gatta-Melata, placée à Padoue devant l’église Saint-Antoine, jusqu’au Persée placé à Florence sous la loge des Lanzi, depuis Donatello jusqu’à Benvenuto Cellini, l’Italie tout entière réfute l’assertion de Vasari. D’ailleurs, fra Luca ne dit nulle part que le Colosse dût être fondu à cire perdue, et la fonte au sable, même pour un colosse, ne présente pas de difficultés sérieuses.

C’est dans la Cène de Sainte-Marie-des-Graces qu’il faut étudier Léonard de Vinci ; c’est dans cette œuvre capitale qu’il faut chercher la mesure et la variété du savoir qu’il avait amassé. La Cène de Sainte-Marie-des-Graces se place par son importance à côté des chambres du Vatican et de la chapelle Sixtine : malheureusement l’œuvre de Léonard est bien loin de se présenter à nous dans le même état de conservation,