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prirent la place de la jeunesse. Grace au vernis étendu sur la muraille comme une eau de Jouvence, toutes les figures, sous l’action combinée de la lumière et de la chaleur, furent sillonnées de crevasses et se détachèrent en écailles. Enfin, pour compléter l’œuvre de Bellotti, l’armée française, à la fin du siècle dernier, malgré les ordres précis du général en chef Bonaparte, établit dans le réfectoire des dominicains un quartier de cavalerie. Cette profanation, bien qu’elle ait duré peu de temps ne pouvait manquer d’exercer sur la Cène une action désastreuse. Aujourd’hui, sous la domination autrichienne, le réfectoire des dominicains, sans être entretenu comme il pourrait l’être, n’est cependant exposé à aucune injure nouvelle. Bien que le couvent soit une caserne de hussards, le réfectoire ne sert pas d’écurie. Sans doute il serait facile sinon d’arrêter, au moins de retarder le dépérissement de la Cène en garnissant de boiseries les murailles nues qui séparent la Cène de Léonard du Calvaire de Montorfano, et peut-être parviendrait-on ainsi à combattre la formation de la couche nitrée qui voile, comme une brume, toute la composition aux yeux du spectateur trop voisin de la muraille ; mais il faut le dire, car le doute n’est pas permis, c’est à léonard surtout que nous devons attribuer le déplorable état de la Cène. Le Calvaire de Montorfano, exécuté sur la muraille qui fait face à la Cène, complètement dépourvu d’intérêt sous le rapport de l’art, vulgaire dans l’ensemble, vulgaire dans les détails, achevé plusieurs années avant la Cène, jouit aujourd’hui d’une santé parfaite ; il est vrai qu’il n’a pas passé par les mains de Bellotti, mais il a été, comme la Cène rudoyé par la cavalerie française. Et cependant il semble que Montorfano ait donné hier le dernier coup de pinceau. Pourquoi ? C’est que l’auteur du Calvaire, pour préparer la muraille, pour mêler ses couleurs, pour les broyer, s’en est tenu aux procédés vulgaires, éprouvés depuis long-temps. Léonard, dans son amour immodéré du progrès universel, n’a pas compris le danger d’une innovation tentée sur une si grande échelle, et sa témérité a été sévèrement châtiée : s’il se fut contenté des procédés vulgaires, il est probable, il est certain que la Cène serait aujourd’hui aussi jeune, aussi fraîche que le Calvaire.

Le sujet proposé à Léonard par le prieur des dominicains est assurément l’un des plus difficiles qui se puissent rencontrer dans la peinture, et je conçois très bien que, malgré l’étendue et la variété de son savoir, l’élève du Verocchio ait long-temps médité avant de se mettre à l’œuvre ; je conçois qu’il ait plusieurs fois interrompu son œuvre commencée avant de la poursuivre et de l’achever. L’histoire du père Bandelli peut servir de leçon à tous les esprits du même ordre qui traitent avec dédain le travail intérieur de l’intelligence et n’attachent d’importance qu’au travail visible qu’ils peuvent toucher de leurs mains. Giraldi Cintio et Giorgio Vasari racontent que le père