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Les moyens employés pour graver en manière noire diffèrent complètement des opérations du burin et de la pointe. Avec ces deux instrumens, on indique par des tailles et des traits les ombres sur le cuivre ; dans la gravure en manière noire, au contraire, l’outil dont on se sert râcle le métal ; afin d’y figurer les lumières. Au lieu d’offrir une surface plane, la planche doit avoir été préalablement grenée par un instrument dentelé qu’on nomme le berceau, et lorsque le dessin se trouve décalqué, suivant la méthode ordinaire, sur ce fond ainsi préparé ; on use plus ou moins le grain avec un grattoir dans toutes les parties que l’on veut rendre ou tout-à-fait claires ou très légèrement teintées. Les parties que l’on a laissées intactes reportent les ombres sur l’épreuve, et ces ombres sont d’autant plus intenses qu’elles résultent du grain même et ne se composent pas, comme dans les gravures au burin, d’une multitude de tailles entrecroisées. Sous ce rapport, la gravure en manière noire présente un avantage réel sur les autres procédés ; mais à d’autres égards elle leur est fort inférieure. Les aspérités qui couvrent une planche préparée au berceau sont un obstacle insurmontable à la précision du dessin, et il est impossible de tracer, sans le secours du burin ou de la pointe, des contours d’une netteté parfaite. La fermeté et la finesse dans le modelé, le fini des détails, ne sauraient être non plus le produit des travaux du grattoir. Enfin, si la manière noire convient à la gravure des tableaux où la lumière est rare et concentrée, elle est impuissante à rendre les sujets d’un aspect calme et d’un effet limpide.

Vers la fin du XVIIe siècle, la gravure en manière noire était, on l’a vu, pratiquée déjà en Angleterre. Le prince palatin Rupert, que son courage et ses infortunes ont rendu si célèbre, l’avait importée dans ce pays au moment où Charles II venait de remonter sur le trône ; mais la gloire de l’invention ne lui appartenait pas. Louis von Siegen, lieutenant-colonel au service du landgrave de Hesse-Cassel, avait découvert ce nouveau mode de gravure, et terminé en 1642[1], à Amsterdam, le portrait de la princesse Amélie-Élisabeth, la première estampe en manière noire dont il ait livré les épreuves au public. Quant au procédé lui-même, il refusa long-temps de le divulguer, et il écrivait au landgrave de Hesse en lui dédiant le portrait : « Il n’y a pas, un seul graveur, un seul artiste quelconque qui puisse deviner comment cet ouvrage a été exécuté. « Personne, en effet, ne réussit à le deviner, et ce ne fut qu’après un silence de douze années que von Siegen consentit à donner communication de son secret. Le prince Rupert, qui se trouvait alors à Bruxelles, la reçut le premier ; à son tour, il choisit pour confident

  1. L’exactitude de cette date n’est constatée que depuis peu d’années. M. Léon de Laborde, dans le travail plein de faits et d’aperçus qu’il a publié en 1839 sur la gravure en manière noire, a prouvé le premier, et par des témoignages irrécusables, que l’estampe de von Siegen fut achevée en 1642, quoiqu’elle porte la date de 1643.