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particulières au milieu desquelles s’est développé le talent de Giusti. Si je négligeais de caractériser la protection puissante qui a popularisé son nom, le lecteur aurait peine à comprendre le jugement que je porte aujourd’hui sur les œuvres de Giusti. Quoique mon opinion ne soit pas une opinion solitaire, quoique le mérite du poète enseveli cette année dans l’église de Santa-Croce avec une pompe royale soit ramené en Italie même à de justes proportions, mes conclusions pourraient paraître singulières, si je ne prenais pas la peine de les préparer. Eh bien ! ce qui a fait la force et la popularité de Giusti, c’est précisément la manière dont se multipliaient les exemplaires de ses œuvres. Avant la publication faite à Lugano, il n’était pas facile de se les procurer. Il fallait connaître un des heureux possesseurs de ce manuscrit que la presse n’osait reproduire, et lui inspirer pleine confiance pour obtenir la permission de le feuilleter. S’agissait-il d’en prendre copie, la question devenait plus délicate. Ces lectures, ces copies clandestines s’expliquent par la nature même des œuvres de Giusti, dont la plupart appartiennent à la satire politique. Qu’est-il arrivé ? C’est que ces œuvres, n’étant pas soumises au contrôle de tous les esprits, n’étant recherchées que par les hommes animés de sentimens libéraux, ont été jugées non, pas seulement avec indulgence, mais avec une prédilection qui ne permettait pas l’analyse. Ceux qui lisaient Giusti d’un œil avide savouraient sa pensée comme on savoure le fruit défendu. La joie de connaître ce que tout le monde ne connaissait pas excluait toute discussion. Toutes les fois que le nom de Giusti était prononcé dans la conversation, c’était avec l’accent d’une admiration sans réserve. À coup sûr, les Lombards et les Toscans peuvent se comparer pour le savoir et la finesse aux nations les plus éclairées de l’Europe : leur enthousiasme pour Giusti ne peut donc être imputé à l’étroitesse de leur intelligence. S’ils avaient à juger un poète français, anglais ou allemand, ils se prononceraient avec équité ; mais leurs sympathies politiques, dont la source généreuse ne peut être blâmée, ont endormi la sagacité habituelle de leur intelligence, et je ne songe pas à m’en étonner.

À proprement parler, jusqu’en 1845, Giusti n’a jamais été soumis à la discussion littéraire. Les opinions qu’il défendait, les sentimens qu’il savait revêtir d’une forme séduisante fermaient la bouche à tous les censeurs. Ne pas aimer Giusti, ne pas l’aimer sans restriction, c’était ne pas aimer l’Italie, et ceux mêmes qui apercevaient très clairement les défauts du poète populaire gardaient le silence pour ne pas se brouiller avec leurs meilleurs amis. Aujourd’hui, grace au volume publié à Lugano, tous les hommes éclairés peuvent se former une idée précise des satires politiques, applaudies en Toscane comme des