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dit aujourd’hui Bocchoris de sa basse-taille la plus ronflante. On le voit, c’est à peu près toujours la même philosophie commode et tempérée, le même épicuréisme gastronomique, le même sensualisme de vieillard. Mettez Bocchoris à la place du grand-juge Olifour, et vous pouvez être certain qu’il va sur-le-champ s’éprendre avec fureur de la blanche Zoloë ; en revanche, supposez Olifour pontife du sanctuaire de Memphis, et vous verrez que lui aussi s’écriera Mangeons le bœuf Apis ! O Rabelais ! ô Voltaire ! ô Pangloss ! quels initiateurs puissans vous êtes, et qu’on est sûr, en s’attachant à vous, de finir par avoir le dernier mot des choses !

Un musicien tel que M. Auber, un maître dont aux yeux de l’Europe l’école française s’honore depuis près de quarante ans, l’auteur de la Muette, ne saurait produire une œuvre de cette dimension sans y marquer cependant çà et là l’empreinte de son individualité. Isis, Osiris et Bocchoris à part, et dès que vous consentez à laisser de côté l’intelligence de la grandeur d’un pareil sujet, qu’un génie de plus haute portée, Meyerbeer par exemple, eût voulu aborder sérieusement et de front, il est impossible de ne pas reconnaître ces qualités d’élégance et de distinction dans le tissu harmonique, cet art merveilleux des accompagnemens, et dans la combinaison sonore de tant de paillettes mélodieuses cette science exquise et toujours accessible, qui sont comme autant d’attributs inaliénables du talent de M. Auber. Sans doute la romance du vieux Ruben, au second acte, ne manque pas d’un certain pathétique ; les adieux de Jepthèle, au premier, ont une grace douce et mélancolique : tout cela est charmant, je l’avoue, mais déplacé. L’élévation elle-même de ce style, si haut qu’elle puisse atteindre, ne monte jamais au-delà de l’expression d’un sentiment d’opéra-comique. Je citerai tels couplets que chante Azaël, et qu’on croirait tirés de la Part du Diable. Au lieu de ce petit monde si coquet, si fleuri, si pomponné de Tircis et de Cidalises, vous imaginez-vous Watteau peignant les mystères de la théogonie égyptienne ! L’enchantement de la palette y sera ; mais qui prendra la chose au sérieux ? Personne ; je me trompe, lui peut-être.

Musique de vieillard, disait-on autour de moi : erreur ! Citerait-on beaucoup de vieillards capables d’écrire cette bacchanale du troisième acte, et ces inépuisables airs de danse dont la chaîne ne finit pas ; ces ballets où tant de verve éclate, une inspiration épuisée par l’âge les eût-elle produits ? Ce que je reproche au contraire à cette musique, c’est son intempestive jeunesse et sa tapageuse surexcitation ; ce que je lui reproche, c’est son entrain de bal masqué. Musard dans le sanctuaire d’Isis, l’idée peut avoir du piquant ; mais j’eusse mieux aimé pour M. Auber et pour sa gloire qu’il en eût laissé à M. Scribe seul le mérite de l’exécution. — Remarquerai-je encore la puérilité de certains moyens mis en œuvre pour provoquer les frémissemens du parterre : ces jeux d’harmonica qui, à la seule annonce d’un troupeau qui rentre, se mettent à vibrer dans l’orchestre, cet ophycléide dérisoire beuglant au beau milieu d’une marche sacerdotale comme pour vous ôter toute illusion sur la gravité de la scène et vous dire en si double bémol : Ce n’est pas le bœuf Apis qui passe, vous vous trompez, bonnes gens, c’est le bœuf gras !

Étrange et singulier contraste ! Tandis que poète et musicien semblaient se donner le mot pour travestir et parodier le sujet de leur composition, le décorateur seul prenait à cœur sa tâche et l’exécutait avec un sentiment de conviction.