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Toute la journée du lendemain se passa à côtoyer un immense banc de madrépores sur lequel le vent a semé des gommiers stériles et un peu de gramen dur et rigide comme des touffes de fils de fer. Quelques familles de pêcheurs se sont établies sur cette île de pierre brûlée du soleil, qui n’a d’eau que celle que les pluies d’orage laissent dans le creux des rochers. Elle est peuplée de légions de gazelles qui se mêlent aux troupeaux de chèvres élevés par les habitans, et souvent les suivent jusque dans l’intérieur des villages, où elles finissent par se faire à une demi-domesticité. Telle est Dahlâk, célèbre par l’habileté de ses plongeurs et par la richesse des bancs d’huîtres à perles qui en sont peu éloignés[1]. Dans la matinée, le vent avait sauté brusquement au nord, puis au nord-ouest, c’est-à-dire qu’il était devenu contraire : nous ne fîmes que peu de route, et mouillâmes de bonne heure près d’un banc de sable.

L’esclave malade était morte dans l’après-midi. Depuis deux ou trois jours, elle semblait ne plus souffrir ; un instant, un éclair de vie se ralluma dans ses prunelles, mais ce ne fut qu’une lueur passagère, et l’enfant s’éteignit sans secousse, sans convulsions, au milieu de ses compagnes, qui contemplaient avec terreur cette agonie si calme. Ce fut à peine si l’on put saisir la plainte qui s’échappa de sa poitrine, où le cœur venait de cesser de battre. On l’enterra sous le sable de cet îlot sans nom. À la nuit, les autres esclaves vinrent nous demander un peu de beurre qu’elles versèrent dans un débris de poterie, y jetèrent quelques brins de coton, et s’en allèrent poser cette lampe funèbre sur la tombe de Dangouléh. La lampe brûla presque jusqu’au jour ; avec sa dernière flamme s’éteignit jusqu’au souvenir de la morte. Nous nous trompons : ses sœurs par l’infortune se réunirent à l’avant de la barque, loin de tous, et improvisèrent un long myriologue dont les paroles devaient consoler au fond de sa fosse celle que la mort venait de faire libre. Chacune, à son tour, récitait une strophe à la fin de laquelle toutes répétaient en sanglotant un refrain qui se terminait invariablement par le funèbre ouoyé ! ouoyé !

Le lendemain, vers minuit, nous jetâmes l’ancre dans un petit bassin circulaire, sur le pourtour duquel le mouvement des vagues qui allaient et venaient était marqué par un ruban phosphorescent. À travers une nuit pluvieuse, nous distinguions quelques huttes au bord de la crique. Des insulaires se mirent à la nage, vinrent à bord, et se secouèrent pour se sécher, comme des caniches après un bain. Ils étaient en quête de nouvelles, pâture de première nécessité pour ces populations oisives dont l’existence est dévorée par l’ennui. Cette anse

  1. L’une des plus belles perles connues, celle qui ornait la couronne des doges de Venise, provenait de Dahlâk, où les Vénitiens établirent autrefois une pêcherie.