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la flaque d’eau des nuées de gangas-cathas accourus de tous les points du ciel ; c’était une fourmilière d’oiseaux qui se disputaient une place, buvaient et repartaient par volées pour regagner les lieux arides où ils se plaisent. Après les cathas vinrent les francolins, et après ceux-ci les pintades descendirent par troupeaux des montagnes voisines. Nous avions assez de gibier pour n’être point tentés d’en tirer encore, et gangas, francolins et pintades purent se désaltérer impunément à portée de nos fusils. Il en fut de même de quelques gracieuses gazelles qui se glissèrent timidement jusqu’au bout le plus reculé du petit lac, courbèrent coquettement leur jolie tête vers l’eau, puis, après nous avoir regardés un instant, s’enfuirent par petits bonds. Cependant, lorsqu’avec les premières ombres de la nuit arrivèrent des légions de chacals, brigands effrontés qui parcourent ces déserts ; quand parurent les hyènes impures par groupes de dix à douze ensemble, ce fut une décharge générale de toutes nos armes, et hyènes et chacals s’enfuirent en hurlant sous le plomb meurtrier. Plus tard encore, le lac fut visité par d’autres animaux plus redoutables. Un des nôtres qui s’était un peu écarté du bivouac put voir deux panthères passer comme des ombres dans les touffes de seyâl, et vers le milieu de la nuit nous fûmes réveillés par le rauque rugissement du lion, dont les éclats remplirent toute la gorge. Nos bêtes de somme, inquiètes et tremblantes de frayeur, se levèrent pour se rapprocher des hommes et des feux de veille. Les Abyssins jetèrent aussitôt quelques brassées de bois sec sur nos feux, dont un moment les rouges réverbérations ressuscitèrent en quelque sorte, au milieu des ténèbres, ce lugubre paysage de rochers. Le rugissement du lion s’était à peine éteint dans l’éloignement, que les autres voix des solitudes recommencèrent un étrange concert de bruits vagues, de sons indistincts, couvert de temps à autre par le cri sinistre des hyènes. En dépit de ces sauvages harmonies nocturnes, nous nous allongeâmes sur nos tapis, et chacun se mit à dormir de son mieux en attendant le jour, qui était encore loin.

En quittant Saati au lever du soleil, avertis par l’exemple de nos deux compagnons, nous nous promettions bien de suivre de fort près les chameliers ; mais il en est du chasseur comme du joueur : nous marchions tout au plus depuis une heure, et déjà toute notre petite troupe avait quitté le sentier pour s’enfoncer dans le bois à la poursuite des gazelles et des beni-israïl. Il va sans dire que j’avais fait comme les autres, et, à l’entrée d’une gorge par laquelle la route qui monte vers l’Abyssinie franchit une chaîne de collines, dernier soubresaut de la pente du Bahr-Nagach[1] vers la mer Rouge, je me fusse trouvé dans une incertitude peu agréable, si le hasard n’eût amené presque en

  1. C’est le nom que porte cette partie de la chaîne de montagnes qui longe la mer Rouge.