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seulement toute la horde se remit en route en poussant de longues clameurs, et, de notre côté, nous continuâmes notre marche.

D’abord sauvage et maussade, le petit cynocéphale avait déjà oublié la terrible scène qui venait de se passer, et fut bientôt familier avec son protecteur. Gabrio était ravi, et, tout en berçant son prisonnier, il lui promettait mille douceurs inconnues ; puis il ajoutait à mi-voix, avec un éclair dans les yeux : — Orphelins et esclaves tous deux, nous grandirons pour être un jour libres tous deux ! Nous nous en irons ensemble dans les forêts de caféiers des Borem-Gallas[1], où les tiens abondent, et qui sait ? — Il fut ensuite question de donner un nom au singe. Gazaïn proposait de lui donner celui d’Abba-bo-Guibo ; c’était le nom du roi qui avait fait tuer à coups de lance le père du petit Galla, et qui l’avait vendu lui-même aux marchands d’esclaves. Gabrio s’y opposa, sous prétexte qu’il y avait une voix maudite qui répétait ce nom abhorré à ses oreilles assez souvent pour qu’il fût inutile de le donner encore à une malheureuse bête qu’il étranglerait un beau jour en souvenir de son patron. Enfin la dénomination de grain de poivre (felfel), très communément appliquée dans le pays aux chiens, aux chameaux, etc., fut adoptée par l’Abyssin et son élève.

Vers midi, nous traversions la vallée et le village d’Eylat sans remarquer qu’il était vide d’habitans. Arrivés à un autre massif de hautes collines qui pourtant n’ont l’air que de taupinières au pied de la grande chaîne qu’elles longent, nous nous engageâmes dans une vallée rocheuse que parcourt un filet d’eau d’une température très élevée à sa source, et qu’à cause de cela les Arabes appellent Moïet-el-Har (la vallée de l’eau chaude), et les gens du pays El-Mlothad. Une fois parvenus aux sources qui fument à la surface du roc mis à nu par le passage des eaux torrentielles qu’amènent les pluies d’orage, nous nous mimes en quête d’un endroit convenable pour y dresser notre tente ; mais ce ne fut guère que vers l’heure de la prière de l’asser (trois heures et demie de l’après-midi) que le reste de la caravane et les bagages nous y rejoignirent.

Les chameliers avaient l’air tout effarés, et nous dirent que le chef d’un canton de l’Amacen[2], Oueld-Gaber, avait fait irruption dans le pays musulman avec trois mille de ses costanis ou chrétiens abyssins. Le matin, ajoutaient-ils, Oueld-Gaber avait opéré une razzia sur les troupeaux des camps bédouins établis à Mansa, à Gat-Gat, à M’gattal ; en ce moment, il était au village d’Assouz, et marchait sur celui d’Elylat, que nous avions à une heure seulement derrière nous. On parlait d’une centaine d’hommes tués et de près de dix mille têtes de bétail

  1. Gallas de l’ouest.
  2. Première province de l’Abyssinie quand on l’aborde par la mer Rouge.