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passa en silence devant le savant illustre dont tout Paris avait écouté et applaudi les leçons[1].

Un mois avait suffi au zèle et à l’heureuse intelligence de Charles pour disposer tous les moyens ingénieux et nouveaux dont il enrichissait l’art naissant de l’aérostation. Le 26 novembre 1783, un ballon de neuf mètres de diamètre, muni de son filet et de sa nacelle, était suspendu au milieu de la grande allée des Tuileries en face du château. Le grand bassin situé devant le pavillon de l’Horloge reçut l’appareil pour la production de l’hydrogène, qui se composait de vingt-cinq tonneaux munis de tuyaux de plomb, aboutissant à une cuve remplie d’eau, destinée à laver le gaz. Un tube d’un plus grand diamètre dirigeait l’hydrogène dans l’intérieur du ballon. Cette opération fut lente et présenta quelques difficultés ; elle ne fut même pas sans dangers. Dans la nuit, un lampion ayant été placé trop près de l’un des tonneaux, le gaz s’enflamma, et il y eut une explosion terrible. Heureusement un robinet fermé à temps empêcha l’incendie de se propager jusqu’au ballon. Tout fut réparé, et quelques jours après le ballon était rempli.

Le 1er décembre 1783, la moitié de Paris se pressait aux environs du château des Tuileries ; à midi, les corps académiques et les souscripteurs qui avaient payé leur place 4 Iouis furent introduits dans une enceinte particulière construite pour eux autour du bassin. Les simples souscripteurs à 3 francs le billet se répandient dans le reste du jardin. À l’extérieur, les fenêtres, les combles et les toits, les quais qui longent les Tuileries, le Pont-Royal et la place Louis XV étaient couverts d’une foule immense. Le ballon gonflé de gaz se balançait et ondulait mollement dans l’air ; c’était un globe de soie à bandes alternativement jaunes et rouges. Le char placé au-dessous était bleu et or. Enfin le bruit du canon retentit et annonce que l’ascension va s’exécuter. La

  1. C’est le physicien Charles qui a été le héros de l’aventure, assez connue d’ailleurs, où Marat joua un rôle si bien en rapport avec ses habitudes et son caractère. Tout le monde sait que Marat était médecin, et que dans sa jeunesse il s’était occupé de travaux relatifs à la physique ; il a même écrit un ouvrage sur l’optique, dans lequel il combat les vues de Newton. Marat se présente un jour chez le professeur Charles pour lui exposer ses idées touchant les théories de Newton et pour lui proposer quelques objections relativement aux phénomènes électriques qui faisaient grand bruit à cette époque. Charles ne partageait aucune des opinions de son interlocuteur, et il ne se fit pas scrupule de les combattre. Marat oppose l’emportement à la raison ; chaque argument nouveau ajoute à sa fureur, il se contient avec peine ; enfin, à un dernier trait, sa colère déborde, il tire une petite épée qu’il portait touiours et se précipite sur son adversaire. Charles était sans armes, mais sa vigueur et son adresse ont bientôt triomphé de l’aveugle fureur de Marat. Il lui arrache son épée, la brise sur son genou, et en jette à terre les débris. Succombant à la honte et à la colère, Marat perdit connaissance ; on le porta chez lui évanoui. Quelques années après, aux jours de la sinistre puissance de Marat, le souvenir de cette scène troublait singulièrement le repos du professeur Charles. Heureusement l’ami du peuple avait oublié les injures du physicien.