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de mon ame ! Maintenant me direz-vous qui vous êtes et qui est ce cavalier, votre compagnon ?

— Je suis le contrebandier Albino Conde ; quant au seigneur que voici, vous devez encore ignorer son nom.

J’avais souvent entendu parler du contrebandier Albino comme de l’un des plus audacieux fraudeurs de la côte. Sous le régime espagnol, la contrebande était un métier lucratif, mais aussi très périlleux. C’était une guerre à mort entre la douane et les ennemis du fisc, et dans ces luttes mortelles Albino Conde s’était fait une sinistre renommée. Il fut convenu que nous attendrions derrière les mangliers que le soleil fût près de se coucher, et qu’alors Albino, son compagnon et moi nous irions accoster le navire en vue. L’un et l’autre paraissaient avoir des données certaines sur sa nationalité et la nature de son chargement. J’étais souvent, pendant des semaines entières, absent de notre habitation, et je n’avais aucune crainte d’alarmer mon père en n’y rentrant que le lendemain ; l’espoir d’une prochaine vengeance suffisait d’ailleurs pour me retenir sur la grève ; et, quoique je ne me rendisse pas trop exactement compte de ce que l’exécution d’un coup de contrebande pouvait avoir de commun avec mes griefs, je n’hésitai point à servir avec une aveugle obéissance les plans mystérieux de mes compagnons.

Cependant, à travers la ceinture de mangliers qui bordaient le rivage, le contrebandier ne cessait d’observer les manœuvres du brick. Il avait l’œil aussi sur l’éminence où était posté le guetteur et sur le mât de signaux qui s’élevait près de sa cabane. Albino vit le brick virer de bord au moment où un pavillon hissé par le guetteur venait de signaler la présence d’un navire au-delà de la barre ; le brick commença bientôt à diminuer de volume à l’horizon, et le pavillon qui le signalait fut brusquement amené.

Vive C’risto ! dit le contrebandier. Au diable soient les gardes côtes ; en voilà un, si nous n’y mettons bon ordre, qui va passer sa soirée à signaler toutes les allées et venues de ce navire.

En effet, à mesure que le bâtiment s’éloignait ou se rapprochait, les signaux du guetteur indiquaient aussitôt ses manœuvres. Le soleil baissait déjà à l’horizon, quand le brick grossit de nouveau devant nous et arbora les couleurs espagnoles. Le pavillon aux mêmes couleurs fut aussitôt hissé au sommet du mât de signaux.

— Ce n’est donc pas celui que nous attendons ? s’écria le plus âgé de mes deux compagnons.

— Soyez sans crainte, docteur, dit Albino ; croyez-vous que le capitaine du brick soit assez naïf pour arborer les couleurs françaises ? C’est bien celui que j’ai aidé hier à décharger quelques-unes des balles de soieries de sa cargaison ; quoique habitant la terre, j’ai l’œil d’un