Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 8.djvu/303

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

courtes visites. Étienne et Marie étaient heureux de cet étrange bonheur auquel le pressentiment d’obstacles futurs, de chagrins éloignés, fait que la jeunesse se laisse aller encore avec plus d’abandon. Ils ne voulaient rien voir au-delà du temps présent qui absorbait leur ame tout entière. Ils regrettaient le jour qui passait, et accueillaient le lendemain comme un ami venant à eux les mains pleines de joies nouvelles. Pendant qu’ils s’endormaient ainsi dans leur sécurité d’enfans joyeux, le drame qui se passait autour d’eux s’assombrissait tous les jours.

Traqués de toutes parts par les colonnes républicaines, les insurgés avaient fini par être cernés dans un coin de la forêt de Machecoul, d’où il était extrêmement difficile pour eux de sortir, et dans lequel les secours et les provisions fournis par leurs amis pouvaient également à peine parvenir. Charette, blessé et malade, ayant été obligé de se retirer pendant quelque temps loin de son armée, les républicains avaient profité de son absence, qui décourageait les paysans et les empêchait de reprendre l’offensive ; mais il revint, et l’on sentit à l’instant que les choses allaient changer de face. Ce mouvement sourd qui annonce une phase nouvelle dans ces tempêtes humaines appelées guerres civiles agita le pays. Les vieillards et les enfans, qu’on avait jugés jusque-là incapables de prendre les armes, disparurent un à un en peu de jours, et allèrent rejoindre une armée invisible. Les vivres devinrent rares ; les menaces et les recherches ne purent en faire trouver ; les républicains se retirèrent, et les paysans reparurent en armes dans les endroits que leurs ennemis venaient de quitter. La guerre de buissons et d’escarmouches recommença, de sorte que Jean ne fit plus que de courtes visites à la ferme pendant les absences de plus en plus fréquentes d’Étienne.

Un jour, c’était le 1er décembre, sa mère l’attendit pendant toute la soirée et une partie de la nuit. Brisée de fatigue et d’inquiétude, elle désespérait de le voir, lorsque le signal accoutumé se fit entendre ; la porte fut ouverte, et Jean entra. À la lueur de la noire chandelle de résine qui brûlait au foyer et des flammes mourantes du sarment à demi consumé, sa mère le trouva pâle et changé ; ses habits étaient humides, ses mains glacées. Il posa son fusil dans un coin, et s’approcha précipitamment du feu.

— Il fait un froid terrible, dit-il, j’ai pensé geler en route ; mais je n’aurais pas voulu manquer à vous embrasser aujourd’hui. Nous marchons sur Machecoul ; il s’y fera une rude besogne, et qui sait ?… Enfin, je voulais vous voir, ma mère.

Renée sentit un frisson parcourir ses veines : c’était la première fois que Jean avait manifesté un doute, une crainte, un pressentiment fâcheux. Elle prit la main que son fils lui tendait, l’attira près d’elle, et