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impuissances, et on s’habitue enfin à l’idée souverainement néfaste que la seule tâche des bonnes intentions, l’unum necessarium, est de combattre quand même toutes les précautions organisées pour protéger contre les excès des insuffisances.

Telle est la théorie politique, qui est comme l’ame de la méthode historique dont nous parlons. Cette ame, c’est le radicalisme, l’esprit de système. Il est chez M. Éliot, il n’y a pas à en douter ; il y est, bien que tempéré. Quoiqu’il ait parfaitement constaté dans chaque circonstance ce que les Romains n’avaient pas pu faire, c’est-à-dire les résultats de leurs impuissances, il ne s’est pas appliqué à nous montrer dans les épisodes de leur histoire la constante action de leurs puissances et de leurs impuissances ; il n’a pas tenté de nous représenter précisément leur caractère comme l’ensemble de ces causes négatives et positives de leurs actes. Pour lui-même, un tel point de vue était impossible, car il avait une foi religieuse, un système qui le lui défendait. S’il avait entrepris son histoire, c’était pour montrer comment tous les avortemens du passé avaient eu pour cause le péché, la dégradation qui a suivi la chute, et comment Rome avait simplement été la nation à laquelle Dieu avait donné pour mission, non pas d’organiser, mais d’humilier le paganisme, de faire toucher à la sagesse humaine son néant, en un mot de préparer l’avènement de la régénération, en prouvant à l’homme qu’il ne pouvait rien par lui-même.

Pour nous résumer, M. Éliot, comme MM. Bancroft, Parker, Channing et même Émerson, est certainement imbu de ce transcendantalisme de l’Amérique moderne qui n’est, en réalité, que l’ancien idéalisme, l’ancien esprit de système, avec plus de largeur dans les vues, avec des conclusions basées sur plus de données. Toutefois, c’est plaisir pour nous de l’ajouter, s’il a en lui ce qui nous semble menaçant pour les États-Unis, il a aussi tout ce qui nous semble rassurant dans les tendances de la race anglo-américaine. Il a beau avoir une conclusion à priori, le besoin d’analyser est également tyrannique chez lui. Jamais il ne se contente d’exprimer ses jugemens, il analyse et précise les faits il tient à énoncer tout ce qu’il a vu, il expose toutes les données, toutes les considérations qui l’ont conduit à son jugement ; en un mot, en détaillant ses pièces justificatives, il met les autres à même de conclure autrement que lui. Tout son livre, d’ailleurs, respire une haute moralité, une grave et virile réserve, une crainte profonde et constante de ne pas avoir fait de son mieux. Chez lui enfin, comme en Amérique encore, s’il y a des illusions, il y a ce qui est le remède souverain de toutes les erreurs, un idéal bien placé, une ardente sympathie pour tous les emplois de l’activité humaine, qui sont le meilleur moyen de découvrir ce que l’on ignorait, et de parer à tous les dangers qui se présentent. M. Éliot a un profond respect pour la prudence, pour la modération, pour la sagesse qui consiste à tenir compte du plus grand nombre possible de nécessités, pour la générosité et la vertu, qui se proposent, avant tout, de ne rien froisser de ce qui a vie, mais, au contraire de concilier tous les intérêts, les besoins, les susceptibilités. Pour lui, ce qui est surtout la chose honteuse, le diplôme d’incapacité, c’est la brutalité, l’instinct aveugle que rien ne contient, l’idée ou le désir qui s’élance les yeux fermés comme les passions de la jeunesse. On était fort loin d’un tel culte intellectuel du temps des pèlerins calvinistes,