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trois-six, méprisé des élégans à mains jaunes, rend la force au soldat fatigué, ranime le courage de celui qui allait s’abandonner à la peur. Quant à nous autres coureurs de grands chemins, nous le bénissions, car, sans le petit verre et ses profits attrayans, nous n’aurions pas trouvé sur les bords déserts du Tlelat une auberge en planche, où, sur la table raboteuse, l’industrieux Martin, ce maître-d’hôtel du bivouac du général de Lamoricière, bien connu de la division d’Oran, put placer quelques plats français au milieu de la diffa arabe apportée en l’honneur du général.

Pendant que nous déjeunions, la pluie voulut prendre part à la fête, et il fallut remonter à cheval, le capuchon du caban rabattu sur les yeux pour se garer d’une de ces averses à larges gouttes dont le ciel d’Afrique a le secret. Fort heureusement, la route traversait la forêt de Muley-lsmaël. Le terrain pierreux résistait au sabot des chevaux, tout joyeux d’avoir quitté enfin les terres grasses et boueuses de la Melata. Aux époques de guerre, la traversée de ce bois est périlleuse ; on s’y est battu souvent. Nous laissâmes un peu sur la droite le tertre où le colonel Oudinot, du 2e chasseurs, trouva la mort, en 1835, dans une brillante charge à la tête de son régiment. Près du retrait d’eau que le général Lamoricière fit établir au milieu du bois, afin de désaltérer les colonnes à leur passage, on montre un vieil olivier sauvage tout couvert de petits morceaux d’étoffes et dont le pied est encombré de pierres. C’est l’arbre sous lequel s’arrêta le chériff du Maroc Muley-Ismaël, lorsque, il y a cent quarante ans, à la tête d’une cavalerie nombreuse, dont les Douairs et les Abids faisaient partie, il vint tenter la conquête du pays. Cette forêt a pris son nom de sa défaite ; toute femme qui a son mari en guerre, fidèle à la croyance populaire, jette en passant une pierre au pied de l’olivier, et attache à ses branches un morceau de ses vêtemens, afin de le préserver du mauvais sort.

À trois heures, nous traversions le pont de bois, et le tambour du poste saluait l’entrée du général dans le village du Sig, composé de six baraques et d’une maison en pierre. Quant aux autres habitations, elles étaient à moitié construites ou en projet, et ceux des colons que la fièvre n’avait pas menés à l’hôpital passaient leur temps à se disputer. L’armée précédente, lorsque l’on construisait l’enceinte du village, tous croyaient à sa prospérité rapide. Cette partie de la plaine était saine, la terre d’une fertilité proverbiale ; le canon faisait retentir les échos de la vallée, les cavaliers arabes couraient à fond de train le long des canaux d’irrigation, saluant de leurs coups de fusil l’arrivée de l’eau dans la plaine, et toute la population était dans la joie. C’était en effet un grand jour, car, sous l’habile direction du capitaine du génie M. Chapelain, l’ancien barrage turc venait d’être relevé. Rien de plus beau que cette maçonnerie, large de plus de cent pieds, élevée avec de gros blocs de