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avoir devant les yeux une jeune fille de dix-sept ans. Il y a pourtant un danger dans l’assurance même qu’elle a montrée : il est à craindre qu’elle ne sache aujourd’hui tout ce qu’elle saura Je ne m’arrête pas à réfuter les éloges exagérés qui lui ont été prodigués, comme si l’on eût pris à tâche de l’étourdir et de l’aveugler. Dire que Mlle Madeleine Brohan n’efface pas Mlle Mars, ne rappelle pas la Contat, ce serait gaspiller le temps et les paroles. J’aime mieux dire franchement à la débutante ce que je pense de son talent, et lui signaler les défauts que l’étude et le travail peuvent corriger. Sa voix manque de souplesse ; bonne pour l’ironie, elle ne se prête pas à l’expression de la tendresse. Les phrases, commencées presque toujours avec un accent viril, se terminent trop souvent en fausset. Quant à la prononciation, c’est la partie la plus défectueuse. Mlle Madeleine Brohan ne paraît pas se douter qu’il existe dans notre langue, comme dans toutes les langues du monde, une prosodie que toutes les personnes bien élevées pratiquent habituellement, lors même qu’elles n’ont pas pris la peine de s’en rendre compte. Ainsi elle dit : majestée au lieu de majesté, tendréce au lieu de tendresse, persône au lieu de personne ; elle dénature comme à plaisir la valeur musicale de toutes les syllabes, et confond les désinences masculines avec les désinences féminines. En un mot, la langue qu’elle parle n’est pas la langue de la bonne compagnie. Mlle Mars, dont on a si imprudemment rappelé le nom, sauf de très rares exceptions, parlait notre langue avec une irréprochable pureté ; si Mlle Madeleine Broban veut justifier les éloges prématurés dont elle est comblée, il faut qu’elle se résigne à prendre les conseils de quelques personnes éclairées, il faut qu’elle étudie la prosodie de notre langue et ne dise plus : Mon cœûr, mon bonheûr, que je suis malhureuse ! -Les panégyristes de la débutante me reprocheront sans doute de chercher des taches dans le soleil, ils m’accuseront peut-être de me complaire dans le blâme ; c’est une épigramme vulgaire qui ne mérite pas de réponse. Je sais très bien que Mlle Madeleine Brohan peut invoquer pour excuse de nombreux exemples, je sais très bien qu’elle n’est pas seule à commettre les fautes que je signale : le nombre des complices n’est jamais pour un coupable un moyen de justification. Si je signale les défauts de la débutante, c’est précisément parce qu’elle a fait preuve d’intelligence. Pour devenir une grande comédienne, il lui reste encore beaucoup à apprendre, depuis le maintien jusqu’à la prononciation. Quand elle ne portera plus le corps en avant, quand elle ne tournera plus la tête avant de lancer le mot, quand elle parlera purement, elle ne possédera pas encore son art tout entier ; mais elle sera du moins dans le droit chemin. Qu’elle se défie des louanges et qu’elle étudie : elle a dès à présent tout ce qu’il faut pour parvenir.


GUSTAVE PLANCHE.