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trop claires pour ne pas le reconnaître : il y a deux hommes, deux peintres en Raphaël. Le premier a toutes nos préférences, mais Dieu nous garde de ne pas admirer le second ! Loin de nous surtout ce sacrilège vœu qui a fait souhaiter à quelques-uns que sa vie se fût terminée plus tôt ! Les chefs-d’œuvre que nous supprimerions ainsi, quoique de moins noble origine peut-être, n’en sont pas moins, comme leurs frères, l’honneur éternel de l’esprit humain. Il faut même le reconnaître, si, durant ces dix années, les œuvres ont plutôt grandi en savoir et en puissance qu’en sentiment et en poétique beauté, l’homme, l’artiste n’en a pas moins continué à s’élever sans cesse au-dessus de lui-même, et la preuve, c’est qu’il lui est arrivé quelquefois, durant cet intervalle, de se replacer pour un moment à son ancien point de vue, de traiter des sujets purement mystiques dans des conditions de simplicité naïve et symétrique qu’eût acceptées un fidèle ombrien, et il l’a fait avec une supériorité dont son jeune âge ne nous montre pas d’exemple. C’est ainsi qu’il a créé la Vision d’Ézéchiel, c’est ainsi qu’a pris naissance cette Vierge de Dresde, le plus sublime tableau qui soit peut-être au monde, la plus claire révélation de l’infini que les arts aient produite sur la terre.


VI

Revenons, il en est temps, à notre réfectoire. Replaçons-nous devant cette Sainte Cène, si naïve et si savante à la fois, devant cette œuvre pleine de contrastes et vraiment inexplicable, si nous ne savions qu’à Florence, en 1505, il y avait un homme qui, par un privilège unique, était en même temps le plus soumis disciple de l’école traditionnelle et l’esprit le plus libre, le plus ouvert à tous les progrès de son art ; également apte à comprendre l’idéal et à étudier la nature ; en un mot Masaccio et Angelico tout ensemble. Quand on s’est bien rendu compte, comme nous venons de l’essayer, de ce merveilleux assemblage des dons les plus contraires et qu’on regarde cette fresque, on s’aperçoit que les deux termes concordent ; l’énigme disparaît, l’œuvre est expliquée par l’homme.

Ceci n’est point un jeu d’esprit, une thèse inventée pour la cause c’est le moyen vraiment sûr de restituer à une œuvre anonyme son véritable auteur. Quand on peut montrer que cette œuvre est le reflet exact d’un homme, et qu’elle ne peut l’être d’aucun autre, l’anonyme n’existe plus. Il est vrai que toutes les œuvres ne se prêtent pas à ce genre de démonstration. Il y a certains tableaux de Raphaël lui-même, bien connus pour lui appartenir, qui, s’ils étaient perdus, puis retrouvés par hasard, ne porteraient pas un signalement assez clair pour qu’on osât s’écrier : Lui seul peut les avoir faits. Nous voulons parler