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la seconde représentation de notre ouvrage a été ce soir, comme la première, alle stelle. — Très bien, répondis-je, vous pouvez y compter, cher maître, et je prends sur moi le compliment. »

Pendant le temps nécessaire pour articuler ces quelques mots, Ricci avait grimpé l’échelle quatre à quatre, et, s’approchant de moi : — Et serez-vous assez bon pour vous charger encore de ceci ? Sur quoi je le vis tirer quelque chose de dessous son manteau et disparaître. Il était temps, car la manœuvre allait déjà son train, et nous commencions à nager. Cependant, une fois en mer, nous songeâmes à nous enquérir de l’objet si étrangement recommandé à nos soins ; c’était une délicieuse petite espiègle de douze ans, la fille du Ricci de Trieste, que l’oncle Federico avait amenée à Venise pour assister à la mise en scène du chef-d’œuvre écrit en famille. Aussi s’en retournait-elle toute frétillante de mélodieuses sensations. Vive et allègre comme un oiseau, mutine, pimpante, un peu bohème et portant déjà au front et dans son œil un avenir de cantatrice, elle courait et sautait sur le pont, jetant au vent, sans les compter, les mille jolies bribes de sa corbeille musicale ; elle me rappelait Mignon, et toute la nuit se passa ainsi à voir étinceler cette nature de phosphore au milieu des brumes de l’Adriatique.

Nous venons de citer les trois ou quatre noms dont subsiste, à l’heure qu’il est, ce qui reste encore d’art musical en Italie ; mais, se demande-t-on, en tout cela que devient Rossini ? Vit-il encore ? s’il est mort, quel mausolée habite sa grande ombre ? En fait d’Averne, l’ombre de l’illustre maître a choisi Bologne. C’est là que chaque matin elle se lève, déjeune, dîne, soupe, fait sa partie de whist avec des éminences, et se couche pour recommencer le lendemain. Singulière chose que la destinée de certains génies ! Voilà un homme qui depuis vingt ans met à se faire oublier du monde autant d’acharnement et de passion que les autres à poursuivre la renommée. De musique, s’il en parle, c’est avec un persiflage amer et le sourire du dédain sur les lèvres. On dirait qu’il regrette d’en avoir fait, ou plutôt d’en avoir fait de si magnifique ; car, moins belle, elle eût passé déjà, et c’est cette immortalité qui lui pèse. À côté d’un génie immense, la nature (alliance singulière et dont en France il est permis aujourd’hui d’apprécier la rareté), la nature chez Rossini avait mis l’esprit le plus fin et le plus avisé. Or, en vieillissant, et les premiers foyers de l’inspiration éteints, si de ces deux puissances il y en a une qui se superpose et juge l’autre, c’est l’esprit, et l’on sait quel analyseur impitoyable et glacial il est. En présence de l’Europe contemporaine et du spectacle auquel il assiste aussi bien que nous tous, il se peut donc que le grand musicien se soit dit : « Tel que je me sens aujourd’hui, tel que la pratique des hommes et l’observation des événemens m’ont fait, j’eusse