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tristesse, quand le bruit du galop d’un cheval me fit lever les yeux. Ce cheval amenait vers moi un cadavre décapité, celui d’OEil-Double, maintenu sur la selle à l’aide d’une longue et forte corde. Par une épouvantable raillerie, on avait attaché la tête du métis entre ses bras ! Ai-je besoin de vous dire que je remplis avec un soin scrupuleux la dernière volonté du vieillard ? Dois-je ajouter aussi que je trouvai dans la plaine le corps d’Albino qui dormait, comme l’avait dit le métis, du sommeil éternel ? Leur dévouement inutile leur avait coûté la vie, et, selon la prédiction d’OEil-Double, j’arrivai seul à la septième noria de Bajan. Celle-là n’était pas desséchée. Peut-être la tête du vieillard est-elle encore suspendue à l’arbre sur lequel je la déposai ?

Le capitaine cessa de parler. Le soleil se couchait derrière les arbres du petit jardin de M. L… Le bruit lointain du vent dans les hautes herbes de la plaine voisine formait comme un accompagnement mélancolique aux dernières paroles de don Ruperto. M. L… se leva tout à coup, rentra sans mot dire dans son habitation, puis revint au bout de quelques instans. Il tenait à la main un volume qu’il me tendit ouvert. C’était le Cuadro historico du sénateur Carlos-Maria Bustamante. Mes yeux tombèrent sur une page où je lus ces mots qui confirmaient le récit que nous venions d’entendre : « La vigilance perfide d’Elizondo suivait ceux qu’il avait désignés en holocauste à la défection. Arrivés à Bajan, après avoir traversé les sept norias qui se trouvent entre ce point et le Saltillo, ils les rencontrèrent toutes desséchées d’après les ordres du colonel. » Le sénateur Bustamante ajoutait qu’à l’exception, d’Abasolo, sauvé par l’héroïsme de sa femme, tous les autres chefs de l’insurrection furent passés par les armes. Quant au colonel Elizondo, il reçut le châtiment que méritait sa trahison. Odieux à ses compatriotes, méprisé des Espagnols, il mourut criblé de coups de couteau que lui porta un Espagnol même dans un accès de folie simulé. On dédaigna d’instruire cette cause. Ainsi finit le premier acte du grand drame qui devait s’appeler plus tard la révolution mexicaine.

Le lendemain matin, après avoir serré affectueusement la main de M. L…, nous reprîmes, don Ruperto et moi, la route de Tépic.


GABRIEL FERRY.