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Tout n’était pas perdu cependant : les deux candidats que désignait l’opinion, les généraux noirs Paul et Souffrant, paraissaient également désireux et également capables de continuer la politique de Riché. Aussi le sénat, qui, aux termes de la constitution, élisait le président, se partagea-t-il dès l’abord entre les deux ; mais de la parité même de leurs droits et de leurs chances naissait ou un danger de scission nationale ou une cause de faiblesse pour celui des deux qui l’emporterait. M. Beaubrun Ardouin proposa alors un troisième candidat qui ne divisait personne, par cela même que personne n’y songeait, et, à la grande surprise du nouveau président et de ses présidés, le sénat nomma le général Faustin Soulouque (1er mars 1847).

C’était un bon, gros et pacifique nègre qui depuis 1804, époque à laquelle il était domestique du général Lamarre, avait traversé tous les événemens de son pays sans y laisser de trace ni en mal ni en bien. En 1810, le général Lamarre fut tué en défendant le Môle contre Christophe, et Soulouque, qui était déjà devenu l’aide-de-camp de son maître, fut chargé de porter son cœur à Pétion. Celui-ci le nomma lieutenant dans sa garde à cheval, et le légua plus tard à Boyer comme un meuble du palais de la présidence. Boyer, à son tour, le nomma capitaine, et l’attacha au service particulier de Mlle Joute, une Diane de. Poitiers au teint d’or qui avait été successivement la présidente des deux présidens. Soulouque resta ensuite complètement oublié jusqu’en 1843 ; mais, depuis cette époque, chaque révolution l’avait aidé d’une poussée à gravir ce mât de cocagne d’où il ne s’attendait certes pas à décrocher une couronne. Sous Hérard, il devint chef d’escadron ; sous Guerrier, colonel ; sous Riché, général et commandant supérieur de la garde du palais.

Le nouveau président avait de soixante à soixante-deux ans ; mais le ton clair de ses yeux, le jais uni et luisant de sa peau, le jais sombre de ses cheveux, n’auraient pas permis, à la première vue, de lui en donner plus de quarante. C’est le privilège des nègres de bonne souche de ne commencer à vieillir qu’à l’âge où la décrépitude commence pour les blancs, et de garder souvent sur une tête octogénaire des cheveux vierges de toute nuance argentée. La calvitie régulière et symétrique qui dégarnissait le haut de son front n’en faisait que mieux ressortir le beau type sénégalais, c’est-à-dire presque européen, type que complétaient un nez assez droit, des lèvres médiocrement lippues et des pommettes de joues dont la saillie n’avait rien d’exagéré. Des yeux, d’une douceur extrême, mais légèrement bridés, partaient des lueurs un peu incertaines qui rappelaient tour à tour le regard limpide et étonné de l’enfant de six ans et la finesse intelligente et calme d’un matou qui s’endort. Le double rictus qui de ses narines allait