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des idées est, pour ainsi dire, transportée dans l’infini, et le moyen-âge, dans la sphère intellectuelle, n’est qu’un long tournoi théologique ; mais au XVIe siècle le génie de la controverse, épuisé par Luther et Calvin, retombe brusquement du ciel sur la terre ; la théologie se retire de la scène active du monde pour se réfugier dans l’école ; le problème du bonheur terrestre remplace peu à peu le problème du bonheur éternel, et l’inquiétude des esprits, limitée aux intérêts positifs, se rejette violemment dans les controverses sociales.

De nos jours, ces controverses ont pris une activité nouvelle ; les sciences spéculatives se sont tournées vers l’économie politique, surtout vers les questions les plus délicates, les plus ardues de cette science, celles du paupérisme et du travail par exemple, et, dans cette voie épineuse, les deux écoles qui se partagent le domaine des études économiques rencontrent chaque jour un nouveau problème. La première de ces écoles, que nous appellerons l’école libérale ou positive, fidèle aux traditions de la révolution française, défend la liberté du travail elle veut que l’industrie se développe à sa guise, selon ses besoins et ses instincts, et elle ne reconnaît aux pouvoirs sociaux le droit d’intervenir dans les transactions que pour réprimer ce qui peut s’y mêler de répréhensible au point de vue moral. L’autre, que nous appellerons l’école empirique, veut subordonner constamment les existences individuelles à l’action d’un être abstrait, pouvoir, commune, état, qui substitue sa volonté aux volontés particulières ; elle veut organiser l’industrie d’après des théories préconçues, comme on arrange un livre et un chapitre, et, n’osant s’attaquer ouvertement à la liberté, elle s’attaque à la concurrence, méconnaissant ainsi les traditions de la révolution qu’elle invoque et qu’elle prétend continuer. L’école positive défend la liberté, parce qu’elle trouve en elle le plus puissant instrument du progrès, et, sans dissimuler des souffrances poignantes et trop nombreuses encore, elle s’attache à prouver que, du jour où cette liberté a été proclamée, la condition des classes industrielles s’est notablement améliorée. L’école empirique, au contraire, tout en admettant le progrès dans la production et la consommation, récuse tout progrès dans le bien-être matériel, et quelques-uns de ses disciples ont même soutenu que la condition des populations ouvrières n’a fait que décliner, et que le développement de la misère est parallèle au développement de la civilisation. L’école positive, se fondant sur la méthode expérimentale, tient compte des obstacles que la volonté humaine ne peut renverser : intempéries des saisons, famines, maladies, accidens physiques de toute espèce ; — des obstacles politiques guerres ou révolutions, concurrence étrangère, — et de ceux qui naissent du fait même des individus, tels que l’imprévoyance, le vice, la paresse. L’école empirique, au lieu de chercher sérieusement les moyens d’améliorer le sort des ouvriers, énumère emphatiquement leurs souffrances, puis construit dans un monde idéal une industrie fantastique, et fait briller aux yeux abusés le mirage de l’âge d’or. Elle invoque, avec Pythagore, l’harmonie des nombres ; elle poursuit, avec Raymond Lulle ou Corneille Agrippa, le secret du grand œuvre ; elle fait descendre du ciel, comme les millénaires, une Jérusalem céleste toute resplendissante de clarté, et de laquelle sont à jamais bannis le mal, le vice et la misère. D’un côté, on veut améliorer en se basant sur l’observation et l’expérience ; de l’autre, on veut renverser en invoquant pour toute règle la souveraineté des théories individuelles.