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Guienne avec une armée que les historiens évaluent à vingt mille hommes, ce qui était énorme pour le temps. La nation entière se levait pour chasser les Anglais. Trois mois après, Bordeaux, et Bayonne ouvraient leurs portes, et la conquête de la Guienne était accomplie. Charles VII s’appelait pour les Toulousains le roi français, lo rey frances ; ce n’était pas tout-à-fait encore le roi du Midi, mais peu s’en fallait ; on le reconnaissait pour souverain seigneur, sobiran senhor, pour seigneur de droit, senhor dreyturier ; le temps n’était pas loin où la royauté succéderait décidément à la seigneurie.

On retrouve la même haine contre les Anglais dans plusieurs autres pièces qui suivent celle-là. L’Anglais est toujours appelé faux, fals Angles ; le léopard n’est jamais nommé sans l’épithète de venimeux, verenos ; mais ces allusions aux faits extérieurs sont rares : Ce qui domine toujours, c’est la poésie mystique, le chant en l’honneur de Notre-Dame dans le style prétentieux et alambiqué du Roman de la Rose. On ne rencontre qu’une seule exception à ce langage fade et langoureux, c’est un vers moral de frère Jean Salvet, de l’ordre des carmélites, qui obtint la violette en 1466. Les moines eux- mêmes envoyaient, comme on voit, des vers aux Jeux Floraux. Celui-ci commence son vers moral sur la passion de Jésus-Christ par un véritable cri parti du cloître, et qui rappelle la sombre inspiration des moines espagnols de Zurbaran.

Enfin vient la pièce qui fait l’ornement de ce recueil, et dont la découverte a récompensé à elle seule la peine qu’a dû donner la lecture de tous ces vieux manuscrits oubliés. Je veux parler de la Plainte de la Chrétienté contre le Grand-Turc, par maître Bérenger de l’hôpital, bachelier ès-lois, qui fut couronnée en 1471. C’est une véritable bonne fortune pour l’histoire de la poésie romane que la résurrection de ce poète qui mérite tout-à-fait de sortir de l’oubli, et qui peut être appelé à bon droit le dernier des troubadours, car quarante ans après son succès, peut-être de son vivant, les Jeux Floraux eux-mêmes abandonnaient la partie, et, dans les concours poétiques du gai savoir, la poésie française se substituait à la poésie romane. Comment cette poésie, au moment de périr, a-t-elle pu, par ce dernier et suprême effort, se ressaisir et se résumer elle-même ? C’est un problème qui s’explique assez naturellement par l’approche, de la renaissance, dont l’influence dut se faire sentir d’abord dans le Midi.

Tout est à remarquer dans cette pièce, le rhythme d’abord ; ce sont de dizains en vers de dix syllabes, formés d’un quatrain et de deux tercets, c’est-à-dire de véritables sonnets moins un quatrain. Voici la traduction mot par mot, vers pour vers et rime pour rime des deux premières strophes :

N’a pas long-temps, dedans Jérusalem,
Je vis pleurer du monde la plus belle,
Tant et si haut qu’on l’oyait de Bethlem,
Se lacérant et rompant sa gonelle ;
Moi, de grand deuil, je lui dis : Demoiselle,
Qu’avez-vous donc qui vous plaignez si fort ?
« Ah ! mon enfant, dit-elle avec effort,
Je suis, hélas ! Chrétienté la chagrine ;
Rien ne me peut venir en réconfort,
Tant m’a grand mal fait la gent sarrasine