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Réveille-toi, Charles de grand renom,
Qui pour mon culte as l’Europe conquise !
Lève-toi sus, Godefroi de Bouillon,
Qui d’outre-mer fis la grande entreprise,
Et soixante ans vis à tes lois soumise,
Jérusalem, sous la croix du Seigneur !
Et toi, Louis, le doux fils de mon cœur,
Fais au Grand-Turc mortelle et forte guerre ;
Comme autrefois saint Louis mon vengeur,
Viens me défendre et par mer et par terre ! »

Cette dernière apostrophe s’adresse à Louis XI, qui occupait alors le trône de saint Louis, et qui paraissait fort peu disposé à recommencer la croisade de son aïeul. Après avoir fait ainsi parler la chrétienté, l’auteur change de ton et, dans ce qu’il appelle une pastorelle, il répond lui-même à la chrétienté gémissante ; les vers deviennent alors aussi gracieux qu’ils étaient véhémens.

O chrétienté, notre douce maîtresse,
Cesse ton deuil, ne mène plus ton plaint ;
Bannis douleur et n’ayes plus tristesse ;
Ton pauvre cœur trop durement se plaint, etc.

« Les Italiens étaient en grand distord, dit maître Bérenger, mais ils oublient leurs divisions pour se réunir contre les Sarrasins ; Jésus-Christ a eu pitié de son peuple ; le saint-père ordonne une croisade et y marche le premier en véritable pasteur ; chaque seigneur italien se précipite sur ses pas ; jeunes et vieux partent en chantant. Quant au roi Louis XI, il se fait encore prier. » C’est qu’il a autre chose à penser, dit naïvement le poète ; mais il finira sans doute par se décider : alors on verra les Sarrasins frémir de peur, et maître Bérenger termine sa pièce par des imprécations furibondes contre le Turc, qu’il appelle noir dragon, couleuvre sauvage, cœur de serpent, diable damné, tigre faux et menteur. « Va, s’écrie-t-il,

À mort bientôt viendra ta gent païenne ;
Et de grand deuil crèvera ton cœur fier,
Et fleurira la sainte foi chrétienne ! »

L’original est exactement conforme à cette traduction. Pas un hiatus, pas une faute de versification ; il a suffi de traduire mot à mot pour avoir des vers français tels quels. Au temps où nous sommes, quand la langue poétique a été assouplie et perfectionnée de mille façons, ce serait peu de chose sans doute que de pareils vers : au milieu du XVe siècle, une harmonie aussi parfaite, un style aussi pur, étaient en France une exception à peu près unique. On sent le souffle de l’antiquité dans ces vers et cette fleur de goût qui suppose beaucoup d’étude et de politesse. Pour un étudiant, maître Bérenger sait beaucoup de choses ; il sait parfaitement tout ce qui se passe dans le monde au moment où il écrit ; la prise de Négrepont, par exemple, est de 1469, dix-huit mois environ avant le chant du poète ; il parle de Florence la belle, de Saint-Pierre de Rome, de toutes les grandeurs de son temps et du temps passé ; il évoque les souvenirs