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mer et dans les villes bâties le long des grandes rivières, le reste disséminé sur une étendue de huit mille lieues carrées. Il est arrosé dans toute sa longueur par le Saint-John, fleuve rapide qu’alimentent une foule de petits lacs. Ce fleuve donne son nom à la principale cité de la colonie, située au point même où le Saint-John se jette dans la mer en formant un havre sûr et spacieux. À peu de distance de son embouchure, au-dessus de la ville, le Saint-John offre le singulier spectacle d’une cataracte qui mugit et se tait alternativement pendant six heures. Quand la mer baisse, les eaux du fleuve se précipitent impétueusement à travers les rocs en cherchant leur niveau : quand la marée monte, — elle atteint là une hauteur de vingt-quatre pieds ; le courant s’arrête d’abord, puis rebrousse en arrière ; la vague s’élève par-dessus les rochers, et la chute, marquée seulement par des tourbillons d’écume, livre passage aux petits navires. Grace à la franchise de son port et malgré les incendies qui l’ont souvent dévastée, la ville de Saint-John a acquis, dans ces derniers temps, une véritable importance[1] ; cependant elle n’est point la capitale de la province : c’est Frédérickton qui jouit de ce privilège. Dès 1795, le gouvernement anglais, qui voulait faire pénétrer dans l’Acadie l’élément britannique et établir son autorité au sein même de la population acadienne, fixa à Frédérickton le siége de l’administration. Ce petit chef-lieu a langui long-temps ; on y signalait un beau collége, bâti en pierres de taille, doté de mille acres de bonne terre, une société d’agriculture, trois journaux, et cependant sa population, en 1837, ne dépassait pas deux mille habitans ; elle a plus que doublé aujourd’hui. Ses rues propres et alignées lui donnent l’aspect décent des villes anglaises ; on y remarque de petites chapelles protestantes bien blanches, bien monotones ; les puritains du Massachusetts n’eussent pas mieux fait, Par malheur, les lumberers (bûcherons de la forêt) s’y abattent quelquefois en troupes. Après des mois de privations, ces batteurs d’estrade se répandent dans la petite ville avec aussi peu d’ordre que des baleiniers dans les rues de Liverpool ou du Havre un jour de paie, ce qui ne laisse pas que de troubler le recueillement des sages habitans de Frédérickton.

Les lumberers sont à la fois bûcherons et flotteurs ; ils forment dans le Canada aussi bien qu’au Nouveau-Brunswick une classe d’hommes à part, peu estimés des économistes à cause de leur éloignement pour la vie sédentaire et de leur façon désordonnée de couper les forêts, mais fort curieux à observer. La culture n’est pas leur affaire ; ils dépouillent la terre de ses arbres, et laissent à d’autres le soin de la labourer. Quand ils ont composé un radeau, ils le conduisent à l’aide du courant, de longs avirons et de petites voiles jusqu’à ce qu’un rapide

  1. En 1837, sa population montait déjà à douze mille ames ; on peut l’évaluer aujourd’hui à plus de seize mille.