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crime pour une femme indienne. Padmavati, troublée, n’osa rien répondre ; elle feignit même de n’avoir pas entendu. En partant, le jongleur jeta sur elle un regard perçant qui la fit trembler ; il lui semblait que cet homme allait la trahir, qu’il lui avait ravi son secret. Dès qu’il fut parti, elle s’esquiva par la porte du jardin, fit semblant d’arroser les fleurs que son mari avait plantées quelques instans auparavant, et, comme entraînée par un mouvement irrésistible, elle marcha vers le lieu indiqué. Le domben l’y attendait.

— Le petit est bien mal, dit Padmavati se réfugiant dans son rôle de mère pour inspirer plus de respect au jongleur, il est bien mal, n’est-ce pas ? De retour à Pondichéry, je le ferai voir au chirurgien du bataillon de cipayes.

— Vos médecins firinguis[1] guérissent-ils au nom des dieux ou au nom des boutams[2] ? demanda ironiquement le jongleur ; ils ne prononcent jamais sur les malades de formules magiques. Qu’est-ce que leur science ? Aussi bien la santé de cet enfant ne vous intéresse guère.

Padmavati baissait les yeux ; le domben continua : — Votre mari croit que cet enfant lui appartient, n’est-ce pas ?

— Que voulez-vous dire ? s’écria Padmavati.

— Pas si haut, reprit le jongleur, ou bien il va vous entendre. Je dis que votre mari se croit le père de cet enfant, et vous, vous savez qu’il se trompe. Vous n’êtes pas sa mère non plus.

— C’est vrai, c’est vrai, interrompit la jeune femme avec exaltation ; on m’a volé le mien ; où est-il ? qu’en a-t-elle fait ?

— J’ai un moyen de vous venger ; mais ça coûterait un peu cher. Pour faire un maléfice complet, il me faudrait les os de soixante-quatre animaux d’espèces différentes, y compris l’os du pied d’un paria, d’un savetier, d’un mahométan et d’un Européen. Ce sont là des ingrédiens qu’on n’a pas toujours sous la main, tout ignobles qu’ils sont, et puis l’incantation serait trop longue. C’est dommage pourtant, car, après avoir mêlé ensemble ces ossemens divers, après les avoir consacrés par des formules et des sacrifices, nous aurions pu choisir une nuit propice et les enterrer devant la maison de votre ennemie, qui aurait péri infailliblement.

— Mon ennemie n’a pas de maison, répondit Padmavati ; mon ennemie mène la vie errante des Kouravars, et je ne veux pas tuer celle qui m’a volé mon enfant. Que m’importe qu’elle vive ou qu’elle meure ? Je veux la retrouver, jeter à ses pieds l’odieux petit être qu’elle a glissé entre mes bras et lui reprendre le trésor qu’elle m’a dérobé.

— Très bien, dit le jongleur, très bien. J’ai au fond de mon sac tout

  1. Européens.
  2. Mauvais génies, esprits ennemis de l’homme que les Hindous combattent par des incantations.