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la procession, s’arrêtant à chaque reposoir pour le bénir. Cela fait, l’église fut fermée, et alors commencèrent les réjouissances publiques. Chaque reposoir avait son orchestre, invariablement composé d’une harpe, de deux violons et de deux guitares, plus une sorte de timbalier, dont le métier est de frapper des deux mains sur la caisse de la harpe pour accompagner la musique ; partout où parait une harpe paraît aussi ce timbalier. Les Indiens, hommes et femmes, passèrent toute la journée à danser tristement des cachuchas, des yaravis, à boire tristement du rhum et de la chicha, et à se faire tristement la cour. La nuit arrivée, les reposoirs furent illuminés avec des lanternes de papier de couleur, et les danses avec leur accompagnement de buvette continuèrent cent silencieusement, mais sans interruption. Peu à peu les lumères s’éteignirent, ce qui n’arrêta ni le fronfron des violons, ni ses amusemens de la foule. À deux heures du matin, nous quittâmes la fête.

C’est dans ces grands jours que les propriétaires des haciendas paient une partie des travaux de leurs paysans. L’économe de l’habitation tient pendant ce temps boutique ouverte, et le rhum que demandent les Indiens leur est abondamment fourni. Au plus fort des réjouissances, c’est-à-dire au moment où les Indiens étaient ivres à ne plus parler, j’entrai dans ladite pièce, et vins m’asseoir près de la table où siégeait l’économe, un grand registre ouvert devant lui. À sa portée se trouvaient des brocs de rhum en quantité. Je vis arriver à la file tout ce qui était capable de travailler, par conséquent ayant droit de boire à mort, vieillards et jeunes gens, jeunes et vieilles femmes. Ils marchaient, tendant leurs bouteilles d’un air hébété, regardant sans voir leur nom que l’on inscrivait sur le registre, et s’en allaient ensuite en s’appuyant contre les murs. — Que voulez-vous faire à cela ? Me disait le propriétaire de l’hacienda, à qui j’exprimais mon dégoût de cette espèce d’encouragement donné à l’ivrognerie des Indiens. Il faut que ces gens-là se grisent les jours de fête : c’est une habitude que rien ne peut extirper. Le village est rempli de marchands auxquels s’adresseraient les Indiens, si l’hacienda ne leur fournissait pas le rhum, dont ils veulent absolument. Il vaut mieux que ce soit nous qui en profitions, et, quant à eux, ils y gagnent de ne pas être trompés et de ne pas avoir de liqueurs frelatées.

En arrivant à Guatquinia, je trouvai les préparatifs de mon expédition projetée assez peu avancés. Les ouvriers avaient à peine ouvert de deux lieues le chemin de Choquiquirao : en vérité, c’était trop peu pour trois semaines de travail ; à ce train-là, il eût fallu attendre encore deux mois et dépenser un millier de piastres. Je pris donc la résolution de partir sans retard, et je déclarai à mes compagnons de route que nous arriverions comme nous pourrions. On se préoccupait fort d’ailleurs dans le pays d’une entreprise qu’on regardait comme